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les-lettres ont servi à corrompre les mœurs. On a député dans le pays où je suis un homme qui se mêle de vendre des livres : il se nomme Grasset ; il vint dans ma maison le 26 juillet, et me proposa de me vendre cinquante louis d’or un de ces manuscrits ; il m’en fit voir un échantillon : c’était une page remplie de tout ce que la sottise et l’impudence peuvent rassembler de plus méprisable et de plus atroce ; voilà ce que cet homme vendait sous mon nom, et ce qu’il voulait me vendre à moi-même. Il me dit, en présence de plusieurs personnes, que le manuscrit venait d’un Allemand qui l’avait vendu cent ducats ; ensuite il dit qu’il venait d’un ancien secrétaire de monseigneur le prince Henri : il entend sans doute le secrétaire à qui votre beau-frère a succédé, et qui était avec cet autre fripon de Tinois ; mais ni le roi de Prusse, ni le prince Henri, n’ont jamais eu entre leurs mains des choses si indignes d’eux. Il nomma plusieurs personnes, il assura que La Beaumelle en avait un exemplaire à Amsterdam ; je pris le parti de porter sur-le-champ au résident de France la feuille scandaleuse que cet homme m’avait apportée écrite de sa main. On mit Grasset en prison ; il dit alors qu’il la tenait d’un nommé Maubert, ci-devant capucin, auteur de je ne sais quel Testament politique du cardinal Albèroni[1], dans lequel le ministère de France et M. le maréchal de Belle-Isle sont calomniés avec cette impudence qu’on punissait autrefois et qu’on méprise aujourd’hui ; enfin on a banni de Genève le nommé Grasset. On a interrogé le sieur Maubert, et on lui a signifié que, si l’ouvrage paraissait, on s’en prendrait à lui. Voilà tout ce que j’ai pu faire, dans un pays où la justice n’est pas rigoureuse ; j’attends de votre amitié que vous voudrez bien m’instruire de ce que vous pourrez apprendre sur cette misère. Si vous voyez M. de Croismare et M. Duverney, je vous prie de leur faire mes très-humbles compliments ; mes Délices me font souvenir de Plaisance[2]. Je n’ose demander des ognons de tulipe à M. Duverney, c’est la seule chose qui me manque dans ma retraite trop belle pour un philosophe. Il faut savoir jouir et savoir se passer ; j’ai tâté de l’un et de l’autre. Je vous souhaite fortune, agréments ; et j’aurais voulu que ma maison eût été sur le chemin de Vesel.

P. S. Pourrez-vous avoir la bonté de me dire le nom de ce Provençal[3] qui était ci-devant secrétaire du prince Henri ? Je vous embrasse. Je suis bien malade.

  1. Voyez tome XXIV, page 11.
  2. Château de Pâris-Duverney, près de Nogent-sur-Marne.
  3. Il s’appelait du Puget ; voyez la lettre 3002.