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Le destin jaloux me l’ôta,
J’ai tout perdu ; mais ma tendresse
Avec les désirs me resta :
C’est bien assez dans ma vieillesse.


Non, madame, ce n’est point assez, et il faudra absolument que je revienne dans ce pays enchanté, qui n’est pas le palais d’Alcine. Quels jours j’ai passés auprès de vous, madame ! et que je vous ai envié cette certitude où vous êtes de vivre toujours auprès de madame la duchesse ! Dunois, Chandos, La Trimouille et le Père Grisbourdon auraient tout quitté pour une cour telle que Gotha ; et moi, je vais par les chemins chercher les aventures. J’en ai déjà trouvé une. J’ai su à Cassel que Maupertuis y avait été quatre jours incognito sous le nom de Bonnel[1], à l’hôtel de Stockholm, et que là il avait fait imprimer ce mémoire de La Beaumelle, qu’il a envoyé à monseigneur le duc lorsqu’il a passé par la Lorraine. Quel président d’académie ! quelles indignes manœuvres ! Est-il possible qu’il ait trompé si longtemps le roi de Prusse, et que je sois la victime d’un tel homme ! Mais, madame, vos bontés sont au-dessus de mes malheurs. J’oublie tout hors Gotha. Je n’ai, je pense, malgré la reconnaissance que je vous dois, qu’un petit reproche à vous faire. J’ai emporté les ouvrages de mademoiselle votre fille, et je n’ai pas quatre lignes de vous ; je n’en ai pas deux de Son Altesse sérénissime. Je viendrai les chercher, madame ; oui, j’y viendrai si je suis en vie. Permettez-moi, madame, de présenter mes respects à monsieur le grand-maître, à toute votre famille, à tout ce qui vous est attaché, à Mlle  de Waldner, à M. de Rothberg, à M. Klupfel. Mon indiscrétion s’arrête. Je la pousserais trop loin, si je mettais ici la liste de tous ceux à qui vos bontés en ont inspiré pour moi. Mais que deviendront nos empereurs, et nos papes, et tout l’illustre corps germanique[2] ? C’est un ouvrage qu’il faut finir, puisque la Minerve de l’Allemagne me l’a ordonné. Mais il faut y donner la dernière main à Gotha. C’est son air natal. Heureux si je peux jamais respirer cet air, et revoir une cour où mon cœur me rappellera sans cesse ! Adieu, madame ; je vais peut-être aux eaux, mais sûrement je vais porter partout où je serai

  1. Dans la lettre à Kœnig (n° 2565) et dans un mémoire adressé à Frédéric (n° 2705), Voltaire dit, ou du moins on a imprimé Morel.
  2. Les Annales de l’Empire, que Voltaire avait commencées pendant son séjour à Gotha.