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2880. — À MADAME DE FONTAINE.
À Prangins, pays de Vaud, 13 février.

Vous avez donc été sérieusement malade, ma chère nièce, et vous avez également à vous plaindre d’un souper et d’une médecine ? Il est bien cruel que la rhubarbe, qui me lait tant de bien, vous ait fait tant de mal. Venez raccommoder votre estomac avec les truites du lac de Genève ; il y en a qui pèsent plus que vous, et qui sont assurément plus grasses que vous et moi. Je n’ai pas un aussi beau château que M. de Prangins : cela est impossible, c’est la maison d’un prince ; mais j’ai certainement un plus beau jardin, avec une maison très-jolie. Le palais de Prangins et ma maison sont dans la plus belle situation de la nature. Vous serez mieux logée à Prangins que chez moi ; mais j’espère que vous ne mépriserez pas absolument mes petits pénates, et que vous viendrez les embellir de votre présence et de vos dessins. Apportez-moi surtout les plus immodestes pour me réjouir la vue. Les autres sens sont en piteux état ; je dégringole assez vite ; j’ai choisi un assez joli tombeau, et je veux vous y voir. Les environs du lac de Genève sont un peu plus beaux que Plombières, et il y a tout juste dans Prangins même une eau minérale[1] très-bonne à boire, et encore meilleure pour l’estomac. Je la crois très-supérieure à celle de Forges.

Venez en boire avec nous, ma chère nièce ; tâchez d’amener Thieriot. Il veut venir par le coche ; il serait roué, et arriverait mort. Songez d’ailleurs qu’il faut être les plus forts à Prangins. Vous y trouverez des Suisses, amenez-y des Français. Pour ma maisonnette, elle n’est point en Suisse ; elle est à l’extrémité du lac, entre les territoires de France, de Genève, de Suisse, et de Savoie. Je suis de toutes les nations. On nous a très-bien reçus partout : mais le plus grand plaisir dont nous jouissions à présent est celui de la solitude. Nous y employons nos crayons à notre manière. Nous vous montrerons nos dessins en voyant les vôtres ; nous jouirons des charmes de votre amitié ; vous verrez des gens de mérite de toute espèce ; vous mangerez des pêches grosses comme votre tête, et on tâchera même de vous procurer des quadrilles ; mais nous avons plus de truites et de gelinottes

  1. Voyez plus haut la fin de la lettre 2831.