Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome38.djvu/333

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

à vous l’envoyer signée d’un notaire suisse, et légalisée par un Bailli.

Adieu, monsieur ; je vous remercie bien tendrement ; je suis très-malade. Mme Denis, qui a eu le courage de me suivre et d’être ma garde, vous fait les plus sincères compliments. Vous savez par combien de titres je vous suis attaché. Permetez-moi de présenter mes respects à madame votre mère.


2854. — À M. DE CIDEVILLE.
À Prangins, le 23 janvier.

Mon cher et ancien ami, car, Dieu merci, il y a cinquante ans que vous l’êtes, vous avez sur moi de terribles avantages. Vous êtes à Paris ; vous avez une santé et un esprit à la Fontenelle ; vous écrivez menu et avec plus d’agrément que jamais ; et moi, je peux rarement écrire de ma main, et je suis accablé de souffrances sur les bords du lac de Genève. La seule chose dont je puisse bénir Dieu est la mort[1] de Royer. Dieu veuille avoir son âme et sa musique !

Cette musique n’était point de ce monde. Le traître m’avait immolé à ses doubles crocbes, et avait choisi, pour m’égorger, un ancien porte manteau du roi, nommé Sireuil. Dieu est juste, il a retiré Royer à lui, et je crains à présent beaucoup pour le porte manteau.

Si on s’obstine à jouer ce funeste opéra de Prométhée, que Sireuil et Royer ont défiguré à qui mieux mieux, il faudra me mettre dans la liste des proscrits de ce vieux fou de Crébillon. J’y serais bien sans cela. J’ai eu à craindre les sifflets sur les bords de la Seine, et les Mandrin sur les bords du lac Léman. Ils prenaient assez souvent leurs quartiers d’hiver dans une petite ville tout auprès du château où je suis ; et Mandrin vint, il y a un mois, se faire panser de ses blessures par le plus fameux chirurgien de la contrée. Du temps de Romulus et de Thésée, il eût été un grand homme ; mais de tels héros sont pendus aujourd’hui.

Voilà ce que c’est que d’être venu au monde mal à propos, il faut prendre son temps en tout genre. Les géomètres qui viennent après Newton, et les poëtes tragiques qui viennent après Racine, sont mal reçus dans ce monde. Je plains les Troyennes[2] et les Adieux d’Hector de se présenter après la tragédie d’Andromaque.

  1. Le 11 janvier ; voyez la lettre 2789.
  2. Tragédie de Châteaubrun, jouée, pour la première fois, le 11 mars 1754.