Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome38.djvu/329

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

crois, et j’y crois parce que je l’éprouve. Je ne m’attendais pas que les bords du lac de Genève seraient mon séjour. Mais cette nièce, dont Votre Altesse sérénissime m’a daigné parler quelquefois avec tant de bonté, m’a fixé près du mont Jura, malgré elle et malgré moi. C’est un beau pays, c’est un climat tempéré, où les malades peuvent finir doucement leur vie.

Nous n’avons vu qu’en passant la ville de Genève, où monseigneur le prince votre fils a été élevé. Votre nom est chéri dans cette ville. J’ose dire qu’il l’est encore plus dans le château de Prangins.

Ces Mandrins, qui font tant de bruit en France, ont été quelque temps dans une petite ville qui est au pied du château que nous habitons. La Suisse était leur retraite ; mais on prétend à présent qu’ils n’ont plus besoin d’asile, et que Mandrin, leur chef, est dans le cœur du royaume à la tête de six mille hommes déterminés ; que les soldats désertent par troupes pour se ranger sous ses drapeaux ; et que, s’il a encore quelque succès, il se verra bientôt à la tête d’une grande armée. Il y a trois mois que ce n’était qu’un voleur : c’est à présent un conquérant. Il fait contribuer les villes du roi de France, et donne de son butin une paye plus forte à ses soldats que le roi n’en donne aux siens. Les peuples sont pour lui, parce qu’ils sont las du repos et des fermiers généraux. Si toutes ces nouvelles sont vraies, ce brigandage peut devenir illustre et avoir de grandes suites. Les révolutions de la Perse n’ont pas commencé autrement. Les prêtres molinistes disent que Dieu punit le roi, qui s’oppose auc Billets de confession, et les prêtres jansénistes disent que Dieu le punit pour avoir une maîtresse. Mandrin, qui n’est ni janséniste ni moliniste, pille ce qu’il peut, en attendant que la question de la grâce soit éclaircie. Paris se moque de tout cela, et ne songe qu’à son plaisir : il a de mauvais opéras et de mauvaises comédies ; mais il rit et fait de bons soupers.

Je n’ai aucune nouvelle de Mme  la margrave de Baireuth. Elle est toujours en terre papale. Je ne désespère pas qu’elle aille à Rome, puisqu’elle est en si bon train. Pour moi, madame, j’aimerais mieux être damné dans votre cour, avec la grande maîtresse des cœurs, que d’être sauvé dans une autre.

Je mets mon cœur aux pieds de Votre Altesse sérénissime et de toute votre auguste famille, avec le plus profond respect.