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« Tenez, me dit-il, comme je ne sais pas si vous avez de l’argent, ni ce que vous allez devenir, prenez encore cette bagatelle. — Monsieur, lui repartis-je, je ne suis nullement en peine de ce que je deviendrai, et je ne l’ai jamais été en matière d’argent. » Cependant il m’engage à prendre encore un louis d’or, et à le remercier de sa générosité. Il se retira dans sa chambre, et moi dans la mienne. Au bout d’un quart d’heure, un des domestiques vint me dire que l’oncle et la nièce parlaient de cette aventure, et qu’ils craignaient qu’elle ne fit du bruit. On m’avait à peine rendu ce compte que je vis paraître le philosophe dans ma chambre. Il m’obligea à refaire mon paquet, et à partir ; je m’y rendis.

Que dites-vous, monsieur, de cette histoire ? Elle est dans la plus exacte vérité d’un bout à l’autre. Il n’y a actuellement que vous et moi qui la sachions. N’ai-je pas mis le philosophe à une terrible épreuve[1] ? Je sais à présent à quoi m’en tenir, et je sais ce qu’il est capable de faire pour un homme qui lui avait vendu sa liberté[2], qui l’avait servi trois ans avec attachement, et qui avait été emprisonné pour lui à Francfort. Je sais ce que signifient ses promesses. Je me repens tous les jours de n’avoir pas écouté ceux qui me conseillaient à Berlin de ne pas partir avec lui. J’ai honte de l’abrutissement et de la soumission basse et servile où j’ai vécu trois ans auprès d’un philosophe le plus dur et le plus fier des hommes.

Tout cela, monsieur, me fait rire en mon particulier : ce sont des scènes de comédie ; mais c’est quelquefois pour moi du haut comique, ou de la comédie dans le genre larmoyant. Quoi qu’il en soit, j’ai juré de ne plus appartenir à aucun philosophe qui soit sec, pâle, hideux, et, ce qui pis est, toujours mourant. J’aime les vivants, et ces bons vivants qui font deux repas par jour.

J’ai écrit de tous côtés pour sortir du tombeau où je suis enseveli depuis longtemps. Je n’attends que le moment de ma résurrection. Je n’aurai aucun embarras pour retrouver mon corps : il est tout prêt, et n’a besoin que de quelques réparations ; mais c’est mon âme qui m’inquiète, elle est je ne sais pas où ; j’ignore ce qu’elle est devenue : je la crois même perdue à jamais.

  1. Les faits parlent ici pour démentir les perfides insinuations à l’aide desquelles M. Colini voudrait, dans cette lettre et les suivantes, faire à Voltaire une réputation d’avarice. Les sommes considérables données aux Sirven et aux Calas ; les secours accordés à d’Arnaud, à de Mouhy, à Linant, à Thieriot, à Jore ; la dot assurée à Mme Corneille ; les pensions distribuées à six ou huit parents, pourront sans doute être mis, avec avantage, en parallèle avec une dizaine d’écus donnés de la même façon qu’on ferait présent de dix mille pistoles dont on veut paraître honteux. Il est possible que la vivacité de M. de Voltaire ait fait passer quelquefois des moments désagréables à M. Colini ; mais, en. vérité, le philosophe eut quelquefois aussi besoin de patience pour supporter les incartades de son secrétaire. (Note du premier éditeur.)
  2. Ce que M. de Voltaire était capable de faire pour Colini, le voici. Il le plaça auprès de l’électeur Palatin, qui lui assura une pension pour sa vie. Avec un peu moins d’envie de dire du mal de son bienfaiteur, Colini eut facilement pressenti ce résultat. (Id.)