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de génie. Je n’ai eu aucune connaissance de l’édition qu’on a faite de L’Abrégé de l’histoire universelle, que lorsqu’elle a paru. J’ai encore le manuscrit que vous m’avez donné sur cette matière. Vous vous êtes trompé en coyant qu’on me l’avait pris. Je n’ai perdu que le manuscrit du Siècle de Louis XIV. Vous devez être tranquille sur tout ce que vous m’avez confié. Je n’ai jamais cru que vous fussiez l’auteur de ces libelles qui ont paru[1]. Je suis trop familiarisé avec votre style et votre façon de penser pour pouvoir m’y méprendre ; et, en fussiez-vous l’auteur, ce que je ne crois point, je vous le pardonnerais de bon cœur. Vous devez vous rappeler que, lorsque vous vîntes prendre congé de moi à Potsdam, je vous assurai que je voulais bien oublier tout ce qui s’était passé, pourvu que vous me donnassiez votre parole que vous ne feriez plus rien contre Maupertuis. Si vous m’aviez tenu ce que vous me promîtes alors, je vous aurais vu revenir avec plaisir[2] ; vous auriez passé vos jours tranquillement auprès de moi, et, en cessant de vous inquiéter vous-même, vous auriez été heureux. Mais votre séjour à Leipsick retraça dans ma mémoire les traits que j’avais bien voulu en effacer. Je trouvais mauvais que, malgré la parole que vous m’en aviez donnée, vous ne cessassiez point d’écrire contre Maupertuis, et que, non content de cela, malgré la protection que j’accorde et que je dois accorder à mon Académie, vous voulussiez la couvrir du même ridicule que vous vous efforciez de jeter depuis si longtemps sur le président. Voilà les griefs que j’ai contre vous : car, quant à ma personne, je n’en ai aucun. Je désapprouverai toujours tout ce que vous ferez contre Maupertuis, mais je n’en reconnaîtrai pas moins votre mérite littéraire. J’admirerai vos talents comme je les ai toujours admirés. Vous honorez trop l’humaniité par votre génie pour que je ne m’intéresse pas à votre sort. Je souhaiterais que vous débarrassiez votre esprit de ces disputes, qui n’auraient jamais dû l’occuper, et que, rendu à vous-même, vous fassiez comme auparavant les délices de la société où vous vous trouverez.

Sur ce, je prie Dieu qu’il vous ait en sa sainte et digne garde.

  1. Sans doute ceux auxquels Voltaire fait allusion dans le n° 2705.
  2. Frédéric écrit à Darget, le 1er avril 1754 : « Croiriez-vous bien que Voltaire, après les tours qu’il m’a joués, a fait des démarches pour revenir ? mais le ciel m’en préserve ! Il n’est bon qu’à lire, et dangereux à fréquenter. »

    Le marquis d’Argens écrit à d’Alembert, de Potsdam, 20 novembre 1753 : « Voltaire a fait plusieurs tentatives pour retourner ici ; mais le roi n’a pas voulu entendre parler de lui ; il avait employé, pour faire sa paix, la margrave de Baireuth et la duchesse de Saxe-Gotha. »

    Voltaire, de son côté, écrit à la duchesse de Saxe-Gotha, de Colmar, 30 juillet 1754 : « Ce que Votre Altesse sérénissime me dit d’une certaine personne qui se sert du mot de rappeler ne me convient guère ; ce n’est qu’auprès de vous, madame, que je peux jamais être appelé par mon cœur ; il est vrai que c’est là ce qui m’avait conduit auprès de la personne en question ; je lui ai sacrifié mon temps et ma fortune ; je lui ai servi de maître pendant trois ans ; je lui ai donné des leçons de bouche et par écrit tous les jours dans les choses de mon métier. Un Tartare, un Arabe du désert ne m’aurait pas donné une si cruelle récompense. Ma pauvre nièce, qui est encore malade des atrocités qu’elle a essuyées, est un témoignage bien funeste contre lui, etc. » Voyez aussi la [[Correspondance de Voltaire/1754/Lettre 2781 |lettre à Frédéric, du 22 août 1754]].