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Je suis plus frère dolent que jamais. Il y a cinq mois que je ne suis sorti de ma chambre, et je serai frère mourant si vous, ou frère Gaillard, ne faites parvenir au roi ce petit mémoire[1] ci-joint. Sérieusement, frère, il me doit quelque justice et quelque compassion.

Adieu ; gardez-vous des langues de basilic[2], et songez que qui n’aime pas son frère n’est pas digne du royaume où nous serons tous réunis.


2708. — A. MADAME LA MARQUISE DU DEFFANT.


Votre lettre, madame, m’a attendri plus que vous ne pensez, et je vous assure que mes yeux ont été un peu humides en lisant ce qui est arrivé aux vôtres. J’avais jugé, par la lettre de M. de Formont, que vous étiez entre chien et loup, et non pas tout à fait dans la nuit. Je pensais que vous étiez à peu près dans l’état de Mme de Staal, ayant par-dessus elle le bonheur inestimable d’être libre, de vivre chez vous, et de n’être point assujettie, chez une princesse, à une conduite gênante qui tenait de l’hypocrisie ; enfin d’avoir des amis qui pensent et qui parlent librement avec vous.

Je ne regrettais donc, madame, dans vos yeux que la perte de leur beauté, et je vous savais même assez philosophe pour vous en consoler ; mais, si vous avez perdu la vue, je vous plains infiniment ; je ne vous proposerai pas l’exemple de M. de S…, aveugle à vingt ans, toujours gai, et même trop gai. Je conviens avec vous que la vie n’est pas bonne à grand’chose ; nous ne la supportons que par la force d’un instinct presque invincible que la nature nous a donné ; elle a ajouté à cet instinct le fond de la boîte de Pandore, l’espérance.

C’est quand cette espérance nous manque absolument, ou lorsqu’une mélancolie insupportable nous saisit, que l’on triomphe alors de cet Instinct qui nous fait aimer les chaînes de la vie, et qu’on a le courage de sortir d’une maison mal bâtie qu’on désespère de raccommoder. C’est le parti qu’ont pris, en dernier lieu, deux personnes du pays que j’habite.

L’un de ces deux philosophes est une fille de dix-huit ans, à

  1. Ce petit mémoire était probablement l’avant-dernière pièce (n° 2705).
  2. Langues de basilic est peut-être ici pour langues de vipère, expression de Job, xx, 16.