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mettre entre vos mains et dans les bras de ma famille. J’ai apporté à Berlin environ une vingtaine de dents, il m’en reste à peu près six ; j’ai apporté deux yeux, j’en ai presque perdu un ; je n’avais point apporté d’érysipèle, et j’en ai gagné un que je ménage beaucoup. Je n’ai pas l’air d’un jeune homme à marier, mais je considère que j’ai vécu près de soixante ans, que cela est fort honnête ; que Pascal, Alexandre et Jésus-Christ, n’ont vécu qu’environ la moitié, et que tout le monde n’est pas né pour aller dîner à l’autre bout de Paris, à quatre-vingt-dix-huit ans, comme Fontenelle. La nature a donné à ce qu’on appelle mon âme un étui des plus minces et des plus misérables. Cependant j’ai enterré presque tous mes médecins, et jusqu’à La Mettrie. Il ne me manque plus que d’enterrer Codénius, médecin du roi de Prusse ; mais celui-là a la mine de vivre plus longtemps que moi ; du moins je ne mourrai pas de sa façon. Il me donne quelquefois de longues ordonnances en allemand ; je les jette au feu, et je n’en suis pas plus mal. C’est un fort bon homme, il en sait tout autant que les autres ; et, quand il voit que mes dents tombent, et que je suis attaqué du scorbut, il dit que j’ai une affection scorbutique. Il y a ici de grands philosophes qui prétendent qu’on peut vivre aussi longtemps que Mathusalem, en se bouchant tous les pores, et en vivant comme un ver à soie dans sa coque : car nous avons à Berlin des vers à soie et des beaux esprits transplantés. Je ne sais pas si ces manufactures-là réussiront ; tout ce que je sais, c’est que je ne suis point du tout en état de voyager cet hiver. Je me suis fait un printemps avec des poêles ; et, quand le vrai printemps sera revenu, je compte bien, si je suis en vie, vous apporter mon squelette. Vous le disséquerez si vous voulez. Vous y trouverez un cœur qui palpitera encore des sentiments de reconnaissance et d’attachement que vous lui inspirez. Soyez persuadé, monsieur, que, tant que je vivrai, je vous regarderai comme un homme qui fait honneur au plus utile de tous les arts, et comme le plus obligeant et le plus aimable du monde.


2489. — À M. LE CHEVALIER DE LA TOUCHE[1].

Le malade V… présente ses respects à M. le chevalier de La Touche ; il le supplie très-humblement de vouloir bien lui

  1. Éditeur, Th. Foisset.