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une Esther ; mais l’Esther-Maintenon écrit bien, et j’aime à la voir s’ennuyer d’être reine. Je lui préfère Ninon, sans doute ; mais Mme  de Maintenon vaut son prix. Je m’étais toujours douté que ce La Beaumelle avait volé ces lettres. Il est donc avéré qu’il a fait ce vol chez Racine. Ce La Beaumelle est le plus hardi coquin que j’aie encore vu. Il m’écrivit de Copenhague, de la part du roi de Danemark, pour une prétendue édition, ad usum delphini Danemarki, des auteurs classiques français. Il datait sa lettre du palais du roi. Je le pris pour un grave personnage, d’autant plus qu’il avait prêché ; mais, quinze jours après, mon prédicateur arriva avec un plumet à Potsdam. Il me dit qu’il venait voir Frédéric et moi. Cette cordialité pour le roi me parut forte. Il me donna un petit livre intitulé Mes Pensées ou Qu’en dira-t-on ? dans lequel il me traitait comme un heureux, c’est-à-dire fort mal ; et il voulait que je le présentasse au roi, lui et son livre. De là mon prédicateur alla au b…, fut mis en prison, et se retira enfin dans Francfort, où il fit réimprimer ses Pensées. Il faut qu’il croie tous les rois fort heureux, car, dans ce petit livret, il les nomme tous avec des épithètes qui ne méritent rien moins que la corde. On le décréta à Francfort de prise de corps, lui et ses Pensées ; il se sauva avec quelques exemplaires qu’il a portés à Paris. Il est vrai qu’il a pris la précaution d’appeler dans son livre M. de Machault Pollion ; et M. Berryer, Messala. Je ne sais si Pollion et Messala feront sa fortune ; mais le vol des lettres de Mme  de Maintenon pourrait bien le faire mettre au carcan. C’est un rare homme : il parle comme un sot, mais il écrit quelquefois ferme et serré ; et ce qu’il pille il l’appelle ses Pensées. Dieu merci, ce vaurien est de Genève[1], et calviniste, ; je serais bien fâché qu’il fût Français et catholique : c’est bien assez que Fréron soit l’un et l’autre.

Je vous dirai hardiment, mon cher ange, que je ne suis pas étonné du succès du Siècle de Louis XIV. Les hommes sont nés curieux. Ce livre intéresse leur curiosité à chaque page. Il n’y a pas grand mérite à faire un tel ouvrage, mais il y a du bonheur à choisir un tel sujet. C’était mon devoir, en qualité d’historiographe, et vous savez que je n’ai jamais plus fait ma charge que depuis que je ne l’ai plus. Il est plaisant qu’on m’ait ôté cette place, comme si une clef d’or du roi de Prusse empêchait ma plume d’être consacrée au roi mon maître. Je suis toujours gentilhomme ordinaire ; pourquoi m’ôter la place d’historiographe ?

  1. Voyez une note de la lettre 2398.