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d’avoir fabriquée vous-même pour donner à Leibnitz la gloire d’un théorème revendiqué par votre adversaire, cette lettre dit précisément tout le contraire de ce qu’on croyait ; elle combat le sentiment de votre adversaire, au lieu de le prévenir.

C’est donc ici uniquement une méprise de l’amour-propre. Votre ennemi n’avait pas assez examiné cette lettre, que vous lui aviez remise entre les mains. Il croyait qu’elle contenait sa pensée, et elle contient sa réfutation. Fallait-il donc qu’il employât tant d’artifice et de violence, qu’il fatiguât tant de puissances, et qu’il poursuivit enfin ceux qui condamnent aujourd’hui sa méprise et son procédé, pour quatre lignes de Leibnitz mal entendues, pour une dispute qui n’est nullement éclaircie, et dont le fond me paraît la chose la plus frivole ?

Pardonnez-moi cette liberté ; vous savez, monsieur, que je suis un peu enthousiaste sur ce qui me paraît vrai. Vous avez été témoin que je ne sacrifie mon sentiment à personne. Vous vous souvenez des deux années que nous avons passées ensemble dans une retraite philosophique avec une dame[1] d’un génie étonnant et digne d’être instruite par vous dans les mathématiques. Quelque amitié qui m’attachât à elle et à vous, je me déclarai toujours contre votre sentiment et le sien sur la dispute des forces vives. Je soutins effrontément le parti de M. de Mairan contre vous deux ; et ce qu’il y eut de plaisant, c’est que lorsque cette dame écrivit ensuite contre M. de Mairan sur ce point de mathématique[2], je corrigeai son ouvrage, et j’écrivis contre elle. J’en usai de même sur les monades et sur l’harmonie préétablie, auxquelles je vous avoue que je ne crois point du tout. Enfin je soutins toutes mes hérésies sans altérer le moins du monde la charité. Je ne pus sacrifier ce qui me paraissait la vérité à une personne à qui j’aurais sacrifié ma vie. Vous ne serez donc pas surpris que je vous dise, avec cette franchise intrépide qui vous est connue, que toutes ces disputes où un mélange de métaphysique vient égarer la géométrie me paraissent des jeux d’esprit qui l’exercent et qui ne l’éclairent point. La querelle des forces vives était absolument dans ce cas. On écrirait cent volumes pour et contre, sans rien changer jamais dans la mécanique. Il est clair qu’il faudra toujours le même nombre de chevaux pour tirer les mêmes fardeaux, et la même charge de poudre pour un boulet de canon, soit qu’on multiplie la masse par la vitesse,

  1. Mme  la marquise du Châtelet.
  2. Voyez la note 4, tome XXXVI, page 31.