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voir sans doute ; mais laissez-moi achever l’édition du Siècle de Louis XIV, à laquelle je fais chaque jour des changements considérables.

La Coquette me tourne la tête ; je suis entre la crainte et l’espérance. Les choses charmantes dont elle est pleine me remplissent d’admiration. Je suis tout glorieux d’avoir une nièce qui soit un génie. Mais le parterre, les cabales, les comédiens, et peut-être le peu d’unité, le manque d’un dessein arrêté, et, par conséquent, le défaut d’intérêt qui pourrait en résulter, me font trembler, et m’empêchent de dormir. Que deviendra Mme  Denis, et que fera-t-elle, si une pièce, dont deux pages valent mieux que beaucoup de comédies qui ont réussi, ne réussit pourtant pas ? Les hommes sont-ils assez justes pour sentir tout le mérite d’un tel ouvrage, s’il n’avait qu’un succès médiocre ? Pour moi, il me semble que j’aurais bien du respect pour l’auteur, quand même il aurait échoué. Est-ce que je m’aveugle ? Comparez une scène de la Coquette avec des ouvrages que je ne nomme pas, qui ont été si applaudis, et que je n’ai jamais pu lire ; comparez, et jugez. Mais il y avait un faux intérêt dans ces pièces, un air d’intrigue qui les a soutenues, soit ; mais je soutiendrai toujours qu’il y a cent fois plus de mérite à avoir fait la Coquette. Je sais bien que le mérite ne suffit pas, qu’il faut un mérite de théâtre, un mérite à la mode ; aussi je tremble, et je me tais.

Pour Amélie, cousine qui a le germain sur la Coquette, et qui n’a que cette supériorité, vous en ferez ce qui vous plaira, mes seigneurs et maîtres, et voici, en attendant, quelques légers changements que vous trouverez dans la page ci-jointe. Mais ne vous flattez pas que je puisse fourrer vingt vers de tendresse dans une scène où les deux amants sont d’accord : cela n’est bon que quand on se querelle. Vous aurez beau me dire, comme milord Peterborough à Mlle  Lecouvreur : « Allons, qu’on me montre beaucoup d’amour et beaucoup d’esprit ; » il n’y aurait que de l’amour et de l’esprit perdu dans une scène qui n’est que d’exposition, qui n’est que préparatoire, et où les deux parties sont du même avis. Il ne faut jamais prétendre à mettre dans les choses ce que la nature n’y met pas. Voilà une étrange maxime ; mais, en fait d’arts, elle est vraie. Ce serait encore du temps perdu de faire la généalogie d’Amélie ; elle descend de seigneurs du pays fidèles à leurs rois ; elle le dit : c’en est assez. Le reste serait une longueur inutile. Il s’agit d’un temps où l’on ne connaît personne ; c’est là qu’il faut éviter tout détail étranger à l’action. En voilà trop sur ce pauvre ouvrage, qui ne vaudra qu’autant que vous le ferez