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elle me laissa deux mille francs. J’étais enfant ; j’avais fait quelques mauvais vers qu’on disait bons pour mon âge. L’abbé de Chàteauneuf, frère de celui que vous avez vu ambassadeur à la Haye, m’avait mené chez elle, et je lui avais plu je ne sais comment. C’est ce même abbé de Chàteauneuf qui avait fini son histoire amoureuse ; c’est lui à qui cette célèbre vieille fit la plaisanterie de donner ses tristes faveurs à l’âge de soixante et dix ans[1]. Vous devez être persuadé que les Lettres qui courent, ou plutôt qui ne courent plus sous son nom, sont au rang des mensonges imprimés. Il est vrai qu’elle m’exhorta à faire des vers ; elle aurait dû plutôt m’exhorter à n’en pas faire. C’est un métier trop dangereux, et la misérable fumée de la réputation fait trop d’ennemis et empoisonne trop la vie. La carrière de Ninon, qui ne fit point de vers, et qui eut et donna longtemps beaucoup de plaisir, est assurément préférable à la mienne.

On pouvait se passer d’écrire en forme sa vie ; mais du moins on a observé la bienséance de ne l’écrire que longtemps après sa mort. Les biographes qui ont écrit ma prétendue histoire dont vous me parlez, se sont un peu pressés, et me font trop d’honneur. Il n’y a pas un mot de véritable dans tout ce que ces messieurs ont écrit. Les uns ont dit, d’après l’équitable et véridique abbé Desfontaines[2], que je ressemblais à Virgile par ma naissance, et que je pouvais dire apparemment comme lui :


Ô fortunatos nimium, sua si bona norint,
Agricolas !

(Georg., II, 458-59.)

Je pense sur cela comme Virgile, et tout me paraît fort égal. Mais le hasard a fait que je ne suis pas né dans le pays des églogues et des bucoliques. Dans une autre Vie qu’on s’est avisé de faire encore de moi, comme si j’étais mort, on me dit fils d’un porte-clefs du parlement de Paris. Il n’y a point de tel emploi au parlement ; mais qu’importe ? On ajoute une belle aventure d’un carrosse avec l’épouse de M. le duc de Richelieu, dans le temps qu’il était veuf. Tous les autres contes sont dans ce goût, et j’aime autant les Amours du révérend Père de La Chaise avec Mme  du Trou. On ne peut empêcher les barbouilleurs de papier d’écrire des sottises, les libraires hollandais de les vendre, et les laquais de les lire.

  1. Voyez tome XXIII, page 512.
  2. Voyez tome XXIII, pages 34 et 61.