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familièrement avec le roi, après la lecture. Il me parle avec confiance ; il m’a juré que, en parlant au roi, ces jours passés, de ma prétendue faveur et de la petite jalousie qu’elle excite, le roi lui avait répondu : « J’aurai besoin de lui encore un an tout au plus ; on presse l’orange, et on en jette l’écorce, »

Je me suis fait répéter ces douces paroles ; j’ai redoublé mes interrogations ; il a redoublé ses serments. Le croirez-vous ? dois-je le croire ? cela est-il possible ? Quoi ! après seize ans de bontés, d’offres, de promesses ; après la lettre[1] qu’il a voulu que vous gardassiez comme un gage inviolable de sa parole ! Et dans quel temps encore, s’il vous plaît ? dans le temps que je lui sacrifie tout pour le servir, que non-seulement je corrige ses ouvrages, mais que je lui fais à la marge une rhétorique, une poétique suivie, composée de toutes les réflexions que je fais sur les propriétés de notre langue, à l’occasion des petites fautes que je peux remarquer ; ne cherchant qu’à aider son génie, qu’à l’éclairer, et qu’à le mettre en état de se passer en effet de mes soins !

Je me faisais assurément un plaisir et une gloire de cultiver son génie ; tout servait à mon illusion. Un roi qui a gagné des batailles et des provinces, un roi du Nord qui a fait des vers en notre langue, un roi enfin que je n’avais pas cherché, et qui me disait qu’il m’aimait, pourquoi m’aurait-il fait tant d’avances ? Je m’y perds ! je n’y conçois rien. J’ai fait ce que j’ai pu pour ne point croire La Mettrie.

Je ne sais pourtant. En relisant ses vers, je suis tombé sur une épître à un peintre nommé Pesne[2], qui est à lui ; en voici les premiers vers :


Quel spectacle étonnant vient de frapper mes yeux !
Cher Pesne, ton pinceau te place au rang des dieux.


Ce Pesne est un homme qu’il ne regarde pas. Cependant c’est le cher Pesne, c’est un dieu. Il pourrait bien en être autant de moi : c’est-à-dire pas grand’chose. Peut-être que, dans tout ce qu’il écrit, son esprit seul le conduit, et le cœur est bien loin. Peut-être que toutes ces lettres, où il me prodiguait des bontés si vives et si touchantes, ne voulaient rien dire du tout.

Voilà de terribles armes que je vous donne contre moi. Je serai bien condamné d’avoir succombé à tant de caresses. Vous me prendrez pour M. Jourdain, qui disait : « Puis-je rien refuser

  1. Celle du 23 août 1750.
  2. Voyez tome XXXIV, page 384.