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Je vais éplucher l’ode. Mais, sire, on n’est pas toujours perché sur la cime du Parnasse ; on est homme. Il règne des maladies ; je n’ai pas apporté ici une santé d’athlète, et l’humeur scorbutique qui me mine me rend le plus véritablement malade de tous ceux qui le sont. Je suis absolument seul du matin au soir ; je n’ai de consolation que dans le plaisir nécessaire de prendre l’air. Je veux me promener et travailler dans votre jardin de Potsdam. Je crois que cela est permis ; je me présente en rêvant, je trouve de grands diables de grenadiers qui me mettent des baïonnettes dans le ventre, qui me crient furt ! et sacrament ! et der König ! Et je m’enfuis, comme des Autrichiens et des Saxons feraient devant eux. Avez-vous jamais lu qu’on ait chassé du jardin de Titus ou de Marc-Aurèle, à coups de baïonnettes, quelque pauvre diable de poëte gaulois appelé par Leurs gracieuses Majestés ?


2254. — À MADAME LA MARQUISE DU DEFFANT.
À Potsdam, le 20 juillet.

Votre souvenir et vos bontés, madame, me donnent bien des regrets. Je suis comme ces chevaliers-enchantés qu’on fait souvenir de leur patrie, dans le palais d’Alcine. Je peux vous assurer que, si tout le monde pensait comme vous à Paris, j’aurais eu bien de la peine à me laisser enlever. Mais, madame, quand on a le malheur, à Paris, d’être un homme public, dans le sens où je l’étais, savez-vous ce qu’il faut faire ? S’enfuir.

J’ai choisi heureusement une assez agréable retraite ; mon pâté d’anguilles[1] ne vaut pas assurément vos ragoûts, mais il est fort bon. La vie est ici très-douce, très-libre, et son égalité contribue à la santé. Et puis, figurez-vous combien il est plaisant d’être libre chez un roi, de penser, d’écrire, de dire tout ce qu’on veut. La gêne de l’âme m’a toujours paru un supplice. Savez-vous que vous étiez des esclaves à Sceaux et à Anet ? oui, des esclaves, en comparaison de la vraie liberté que l’on goûte à Potsdam, avec un roi qui a gagné cinq batailles ; et, par-dessus cela, on mange des fraises, des pêches, des raisins, des ananas, au mois de janvier. Pour les honneurs et les biens, ils ne sont précisément bons à rien ici ; et c’est un superflu qui n’est pas chose très-nècessaire[2].

  1. Le Pâté d’anguilles est le titre d’un conte de La Fontaine.
  2. Vers 22 du Mondain ; voyez tome X.