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point à vous mêler, et l’on a cru que je vous en avais donné la commission. Vous vous êtes mêlé des affaires de Mme de Bentinck sans que ce fût certainement de votre département. Vous avez eu la plus vilaine affaire du monde avec le juif[1]. Vous avez fait un train affreux dans toute la ville. L’affaire des billets saxons est si bien connue en Saxe qu’on m’en a porté de grièves plaintes. Pour moi, j’ai conservé la paix dans ma maison jusqu’à votre arrivée ; et je vous avertis que si vous avez la passion d’intriguer et de cabaler, vous vous êtes très-mal adressé. J’aime des gens doux et paisibles, qui ne mettent point dans leur conduite les passions violentes de la tragédie : en cas que vous puissiez vous résoudre à vivre en philosophe, je serai bien aise de vous voir ; mais si vous vous abandonnez à toutes les fougues de vos passions, et que vous en vouliez à tout le monde, vous ne me ferez aucun plaisir de venir ici, et vous pouvez tout autant rester à Berlin.

Fédéric.

2201. — À M. DARGET.
1751.

Mon cher ami, j’ai tout terminé, dans la crainte que la prisée des diamants, et un appel ridicule que le juif voulait faire ne me retînt encore quinze jours, et ne m’empêchât d’aller dans cette retraite du Marquisat, après laquelle je soupire. Il ne tenait qu’à moi de pousser à bout ce scélérat d’Hirschell ; mais j’ai mieux aimé en user trop généreusement, après l’avoir fait condamner, que de le punir par la bourse comme je le pouvais. Enfin ce chien de procès est absolument fini ; je n’attends que la permission du roi de venir m’établir pour quelque temps dans la solitude ; j’ose espérer qu’il me sera permis de venir travailler dans la bibliothèque de Sans-Souci, et que le philosophe qui a bâti ce palais n’oubliera pas tout à fait un homme qui lui a consacré sa vie. Peut-être que ce voisinage me rendra ma santé ; mais si je suis condamné à toujours souffrir, je souffrirai à Potsdam moins qu’ailleurs, et si l’Apollon de ces climats veut encore me faire lire, ce qui a fait jusqu’ici mon bonheur, j’oublierai tous mes maux. Il

  1. Frédéric s’exprimait sur son hôte, à propos de cette affaire, avec une grande violence. Il écrivait à la margrave de Baireuth le 22 janvier 1751 : « Vous me demandez ce que c’est que le procès de Voltaire avec un juif. C’est l’affaire d’un fripon qui veut tromper un filou. Il n’est pas permis qu’un homme de l’esprit de Voltaire en fasse un si indigne abus. L’affaire est entre les mains de la justice, et dans quelques jours nous apprendrons par la sentence qui est le plus grand fripon des deux parties. Voltaire s’est emporté ; il a sauté au visage du juif ; il s’en est fallu de peu qu’il n’ait dit des injures à M. de Cocceji ; enfin il a tenu la conduite d’un fou. J’attends que cette affaire soit finie pour lui laver la tête, et pour voir si, à l’âge de cinquante-six ans, on ne pourra pas le rendre, sinon raisonnable, du moins moins fripon. »