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pieds des siennes. Il faut rentrer au bercail ; je suis une brebis galeuse, mais il sera le bon pasteur. Adieu, mon cher ami ; je viendrai malgré Liberkuhn. Je vous embrasse de tout mon cœur d’avance.


2188. — À MADAME DENIS[1].
À Berlin, 15 février.

Le marquis d’Adhémar sera donc à Mme  la margrave de Baireuth : je lui ai toujours conseillé de prendre ce parti. Le service des dames est plus doux. J’ai un peu abandonné celui de mon nouveau maître. Je suis toujours trop malade pour aller souper à Potsdam. L’hiver me tue, et je veux donner à Louis XIV le peu de temps que mes maux me laissent.

Je vous avoue qu'en m’amusant à de nouveaux ouvrages, je suis bien fâché de ces nouvelles éditions qu’on fait à Paris et à Rouen de mes anciennes rêveries ; je voudrais en corriger la moitié et anéantir l’autre. D’ailleurs toutes ces éditions sont faites sur d’anciennes copies très-informes. Je vois bien que je n’aurai jamais la consolation d’être imprimé à ma fantaisie. Il faudrait que le public n’adoptât d’un auteur que ce qu’il en adopterait lui-même, après s’être jugé sévèrement : il y aurait moins de livres, et tout n’en irait que mieux.

Je vous envoie un gros paquet sur nos affaires. Adieu. Je vous demande toujours pardon d’être ici.


2189. — DE MADAME LA MARGRAVE DE BAIREUTH.
Le 18 février.

Si vous désirez grandement de me revoir, je vous rends le réciproque : partant frère Voltaire sera le bienvenu, en quelque temps que ce soit ; et nous tâcherons de lui rendre notre abbaye agréable autant que faire sera possible. Ne vous émerveillez pas de mon langage de jadis. Il était naïf ; et qui dit naïf dit sincère. Bref, je lis les Mémoires de Sully, et j’ai parcouru tous ceux que j’ai sur l’histoire de France. Ces mémoires secrets mettent infiniment mieux au fait que les histoires générales, où les auteurs attribuent souvent les belles actions, tant politiques que militaires, à ceux qui n’y ont eu que peu de part. J’ai conclu que vous avez eu de très-grands hommes, et des rois tres-ordinaires. Henri IV n’aurait peut-être jamais régné, ou ne se serait pas maintenu sans un Sully ; et Louis XIV, sans les Louvois, les Colbert et les Turenne, n’aurait jamais acquis le surnom de Grand. Tel est le monde : on sacrifie à la grandeur, et rarement au mérite.

  1. Éditeurs, de Cavrol et François.