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comédie pour un prince de dix-neuf ans. J’aimerais autant voir un enterrement que cette pièce ; mais monseigneur le prince Henri met tant de grâces dans tout ce qu’il récite et dans tout ce qu’il fait qu’il m’a sauvé entièrement le dégoût et la tristesse de cet ouvrage.

Madame, quand nous jouons à Potsdam sans femmes, je vous jure que c’est bien à notre corps défendant. Les moines demandent à Dieu des femmes. Mais, croyez-moi, ne cherchez point dans Baireuth à vous passer d’hommes. Le théâtre est la peinture de la vie humaine, et dans cette vie il faut que les hommes et les femmes soient ensemble : sans quoi on ne vit qu’à demi. Songez, madame, à votre santé. Voilà le point essentiel. Si le mérite en donnait, vous vous porteriez mieux que toutes les princesses de ce monde. Mais malheureusement le mérite le plus solide se trouve chez vous dans le corps le plus faible. Vous êtes condamnée au régime, tandis que La Mettrie se donne par jour deux indigestions, et ne s’en porte que mieux. Votre Altesse royale et le roi votre frère sont, je crois, les princes de la terre les mieux partagés en esprit et les plus mal en estomac. Il faut que tout soit compensé. Pour moi chétif, je compte traîner ici encore un mois ou six semaines, et aller ensuite arranger mes petites affaires à Paris. Je ne crois pas qu’on puisse aller à Paris par d’autres chemins que par Baireuth, et mon cœur, qui me conduit seul, dit qu’il faut que je prenne cette route. Je me mets aux pieds de Votre Altesse royale, et je lui présente mes très-profonds respects aussi bien qu’à monseigneur.


Voltaire.

2181. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
À Berlin, le dernier de janvier.

Mon cher ange, mon cher ami, j’ai écrit à ma nièce que tout ce que je lui disais était pour vous, et je vous en dis autant pour elle. Ma santé est devenue bien déplorable. Je ne peux pas écrire longtemps. Je commencerai d’abord par vous dire qu’il faut absolument attendre un temps plus doux pour revenir au colombier[1]. J’ajouterai que je crains beaucoup de me trouver à Paris au milieu de toutes les tracasseries que vont causer vos éditions, d’essuyer les querelles des libraires, de compromettre

  1. Allusion à la fable de La Fontaine intitulée les Deux Pigeons.