Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome37.djvu/211

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

reau, et j’aurais dis comme cet Anglais à peu près en pareil cas : « Je ne me mêle pas de leurs amours. » Les mais, ces éternels mais qui sont dans ma dernière lettre[1], ne tombent point du tout sur ce qu’on dit dans le monde, ni sur les reproches qu’on me fait en France d’être ici. Je vous expliquerai mon énigme quand nous nous verrons.

En attendant, je vous envoie Rome par le courrier de milord Tyrconnell. Faites de la république romaine tout ce qui vous plaira. Je suis toujours d’avis que cela est bon à jouer dans la grand’salle du Palais, devant messieurs des enquêtes ou devant l’Université. J’aime mieux, à la vérité, une scène de César et de Catilina que tout Zaïre ; mais cette Zaïre fait pleurer les saintes âmes et les âmes tendres. Il y en a beaucoup, et à Paris il y a bien peu de Romains.

Puisque le courrier me donne du temps, je ne peux m’empêcher de vous donner la clef d’un de ces mais, de peur que votre imagination ne fasse de fausses clefs. J’ai bien peur de dire au roi de Prusse comme Jasmin[2] : « Vous n’êtes pas trop corrigé, mon maître. » J’avais vu une lettre touchante, pathétique, et même fort chrétienne, que le roi avait daigné écrire à Darget sur la mort de sa femme. J’ai appris que le même jour Sa Majesté avait fait une épigramme contre la défunte ; cela ne laisse pas de donner à penser. Nous sommes ici trois ou quatre étrangers comme des moines dans une abbaye. Dieu veuille que le père abbé[3] se contente de se moquer de nous ! Cependant il y a ici une dose assez honnête di questa rabbia detta gelosia. Où l’envie ne se fourre-t-elle pas, puisqu’elle est ici ? Ah ! je vous jure qu’il n’y a rien à envier. Il n’y aurait qu’à vivre paisiblement ; mais les rois sont comme les coquettes, leurs regards font des jaloux, et Frédéric est une très-grande coquette ; mais, après tout, il y a cent sociétés dans Paris beaucoup plus infectées de tracasseries que la nôtre.

Le plus cruel de tous les mais, c’est que je vois bien, ma chère enfant, que ce pays-ci n’est pas fait pour vous. Je vois qu’on passe dix mois de l’année à Potsdam. Ce n’est point une cour, c’est une retraite dont les dames sont bannies. Nous ne sommes cependant pas dans un couvent d’hommes réguliers. Toutes choses mûrement considérées, attendez-moi à Paris. Adieu ; que votre amitié me soutienne.

  1. Celle du 6 novembre.
  2. Dans l’Enfant prodigue, acte III, scène vi.
  3. Le roi de Prusse.