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Enfin, je mets ma destinée entre vos mains. Ma nièce viendra recevoir vos ordres ; elle a avec moi un petit chiffre d’autant plus indéchiffrable qu’il n’a point du tout l’air de mystère. Elle m’instruira avec sûreté de ses volontés. Elle vous fera tenir ce que je pourrai du Siècle de Louis XIV. Je suis enchanté que son caractère ait eu le bonheur de vous plaire. Je la regarde comme ma fille. Ma tendresse pour elle, et mon extrême attachement pour vous, sont les seules raisons qui puissent me rappeler en France. J’aurai sacrifié quelque temps, à la cour d’un grand roi, à la nécessité d’amortir l’envie ; je donnerai le reste à l’amitié, si pourtant ce reste peut encore être quelque chose, si mes maux ne me jettent pas enfin dans un état absolument inutile à la société. Je suis menacé d’une vieillesse bien cruelle, ou d’une mort prompte. En ce cas, je souffrirai mes maux très-patiemment, et je mourrai en vous aimant.

Vivez, monseigneur ; jouissez longtemps de votre réputation, de vos amis, de votre considération personnelle. Soyez père heureux[1] et heureux grand-père. La philosophie et les belles-lettres amuseront les moments que vous ne donnerez pas aux affaires. Vous aurez longtemps des plaisirs, et vous ferez toujours ceux de la société. Vous serez le seul homme de France dont on parlera dans les pays étrangers. Vous avez des égaux dans les places, vous n’en avez point dans l’estime du monde. Vous avez été à la gloire par tous les chemins.

Adieu, monseigneur ; je ne sais si je vaux Saint-Évremont ; mais quel plaisant héros[2] que son comte de Gramont ! et que sont les d’Épernon et les Caudale au prix de vous ! Adieu, mon héros, pour qui je suis pénétré de la plus vive tendresse.

P. S. Je n’ai point à Potsdam les rogatons de La Mettrie ; j’aurai l’honneur de vous les envoyer avec l’Histoire de Brandebourg, non pas celle qui est imprimée en Hollande, et où il manque la vie du feu roi, mais celle que le roi m’a donnée, et dont je crois qu’il n’y a plus d’exemplaires. Je vous demanderai le secret sur ce petit envoi. Le volume est trop gros pour en

  1. Le duc de Fronsac, qui détestait son père, ne rougissait pas d’en parler avec mépris, Louis XV lui en ayant demandé un jour des nouvelles, pendant la maladie pour la guérison de laquelle on l’enveloppa d’une peau de veau fraîche, le duc de Fronsac répondit : « Hélas ! sire, mon père n’est plus qu’un vieux bouquin relié en veau et dore sur tranche. »
  2. Saint-Évremond dit, dans une de ses lettres au comte Philibert de Gramont, mort au commencement de 1707 : « Jusqu’ici vous avez été mon héros, et moi votre philosophe… »