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est aussi heureuse que singulière. Elle convient surtout à une santé aussi délabrée que la mienne.

Maupertuis est devenu, à la vérité, insociable ; mais Algarotti et d’autres sont des gens de la meilleure compagnie. Que faut-il de plus à mon âge ? et quelle retraite plus honorable et plus douce peut-on imaginer sur la terre ? Elle l’est au point que la considération nécessairement attachée à ceux qui vivent avec le souverain est comptée pour rien dans mon calcul. Je ne fais pas plus de cas des petits honneurs qu’il faut avoir, seulement afin que les sentinelles vous laissent passer. J’abandonnerais volontiers et les clefs d’or, et les croix, et les vingt mille francs que vous me reprochez, pension si rare en France ; j’abandonnerais tout pour avoir l’honneur de vivre avec vous, et pour retrouver ma nièce et mes amis. Il y a vingt ans que je vous ai dit que ma passion était d’achever auprès de vous ma vie.

Mais vous m’avouerez qu’il faut au moins être moralement sûr d’être bien reçu dans sa patrie, pour faire un tel sacrifice. Je n’ai achevé le Siècle de Louis XIV que pour me préparer les voies, en méritant l’estime des honnêtes gens. La matière est si délicate que j’ai cru ne la devoir traiter que de loin. J’ai tâché d’écrire en sage ; je crains que des fous ne me jugent. L’histoire d’ailleurs exige une vérité si libre, qu’un historiographe de France ne peut écrire que hors de France. Au reste, rendez-moi la justice de croire que je n’ai point fait le parallèle de Louis XIV avec un électeur de Brandebourg : ce ne sont pas choses de même genre. Il faut pardonner au roi de Prusse cette petite complaisance pour son grand-père. J’ai corrigé son ouvrage[1] mais je me suis bien donné de garde de lui faire la moindre remontrance sur cet endroit, et d’ailleurs je n’ai pas pu tout corriger.

Il a fait cet ouvrage pour lui, et moi j’ai fait le Siècle de Louis XIV pour la France. Vous me rendez sans doute assez de justice, vous êtes assez au fait de tout pour ne pas trouver mauvais que je ne vienne en France que quand je saurai comment une histoire qui intéresse tous les ordres de l’État, la religion, le gouvernement, aura été reçue. Je vous avais promis, monseigneur, au commencement de ma lettre, de ne vous point parler de Louis XIV ; mais on va toujours un peu plus loin qu’on ne croyait d’abord, quand on ouvre son cœur ; j’abuse à l’excès de votre indulgence.

  1. Les Mémoires pour servir à l’Histoire de Brandebourg.