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travaillant à l’histoire de la guerre de 1741 ; mais, malgré mes travaux, Moncrif eut ses entrées chez le roi, et moi je ne les eus pas.

Dans ces circonstances, le roi de Prusse, après une correspondance suivie de seize[1] années, m’appelle à sa cour, me presse de le venir voir. Je me rends, j’arrive au milieu des fêtes, des carrousels, et des plaisirs. Je connaissais toute cette cour depuis longtemps[2]. Le roi de Prusse me traite aussi bien qu’on me traitait mal chez moi. Il me promet de me faire passer le reste de ma vie heureusement. Il m’écrit même une lettre[3] que ma nièce a entre les mains, lettre qui lui ferait tort dans la postérité s’il manquait à sa parole. Ma nièce veut bien alors venir passer auprès de moi une partie du temps qui me reste à vivre. Je lui fais assurer une pension de quatre mille livres, payable à Paris, après ma mort, par le roi. Mais, m’apercevant que la vie de Potsdam, qui me plaît beaucoup, désespérerait une femme, je consens à me priver de ma nièce ; je lui laisse à Paris ma maison, ma vaisselle d’argent, mes chevaux ; j’augmente sa fortune.

Il fallait bien que j’acceptasse une pension du roi, parce que les autres en ont, parce que les déplacements coûtent cher ; parce que, lorsque je la rendrai, il y aura beaucoup plus de noblesse à la remettre que de honte à la recevoir, s’il peut être honteux de recevoir une pension d’un grand roi qui en fait à tant de princes.

Au reste, le roi de Prusse m’a tenu parole, et a été même au delà de ce qu’il m’a promis. J’ai eu un petit moment de bouderie, mais l’explication a bientôt tout raccommodé. Je jouis d’une liberté entière, je jouis surtout de mon temps ; je ne suis gêné en rien. Croiriez-vous bien, monseigneur, que les reines[4] m’ont dit de venir dîner ou souper chez elles quand je voudrais, et trouvent encore bon que j’y aille très-rarement ? Les soupers avec le roi sont très-agréables ; je m’y amuse : cela tient l’esprit en haleine. La conversation est souvent très-instructive, et nourrit l’âme. Je m’en dispense quand ma très-mauvaise santé l’ordonne. Si vous voyez milord Maréchal[5], il peut vous dire comment tout cela se passe, et vous avouerez que la vie philosophique de Potsdam

  1. Lisez quatorze.
  2. Voltaire était allé à Berlin en 1740 et en 1743.
  3. Celle du 23 août 1750.
  4. La mère et la femme de Frédéric ; voyez la note, tome XXXVI, page 105.
  5. Le maréchal Keith.