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à ce charme et à ce préjugé qu’il combat dans le cabinet. Croyez-moi, sire, tous les discours politiques, tous les profonds raisonnements, la grandeur, la fermeté, sont peu de chose au théâtre ; c’est l’intérêt qui fait tout, et sans lui il n’y a rien. Point de succès dans les représentations, sans la crainte et la pitié ; mais point de succès dans le cabinet, sans une versification toujours correcte, toujours harmonieuse, et soutenue de la poésie d’expression. Permettez-moi, sire, de dire que cette pureté et cette élégance manquent absolument à Catilina. Il y a dans cette pièce quelques vers nerveux, mais il n’y en a jamais dix de suite où il n’y ait des fautes contre la langue, ou dans lesquels cette élégance ne soit sacrifiée.

Il n’y a certainement point de roi dans le monde qui sente mieux le prix de cette élégance harmonieuse que Frédéric le Grand. Qu’il se ressouvienne des vers où il parle d’Alexandre, son devancier, dans une épître morale[1] et qu’il compare à ces vers ceux de Catilina, il verra s’il retrouvera dans l’auteur français le même nombre et la même cadence qui sont dans les vers d’un roi du Nord, qui m’étonnèrent. Quand je dis qu’il n’y a point de roi qui sente ce mérite comme Votre Majesté, j’ajoute qu’il y a aussi peu de connaisseurs à Paris qui aient plus de goût, et aucun auteur qui ait plus d’imagination.

Votre Apologie des rois a un autre mérite que celui de l’imagination : elle a la profondeur, la vérité, et la nouveauté.

J’étais occupé à corriger une ancienne Épître sur l’ègalitè des conditions[2], et je faisais quelques vers précisément sur le même sujet, lorsque j’ai reçu votre Épitre à Darget[3]. J’effleurais en passant ce que vous approfondissez.

Votre Majesté a bien raison de dire que je ne trouverai ni clinquant ni 'crème fouettée dans cet ouvrage. C’est le chef-d’œuvre de la raison. Elle est remplie d’images vraies et bien peintes. Ne me dites pas, sire, que je vous parle en courtisan ; quand il s’agit de vers, je ne connais personne. Je révère, comme je le dois, Frédéric le Grand, qui a délivré son royaume des procureurs, et qui a donné la paix dans Dresde ; mais je parle ici à mon confrère en Apollon.

Je ne suis pas sévère sur la rime, mais je ne peux passer la rime d’ennuis et soucis.

  1. Voyez l’Épître à Hermotime, dans les Œuvres de Frédéric.
  2. Voyez, tome IX, le premier des Discours en vers sur l’Homme.
  3. L’Apologie des rois.