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1960. — À FRÉDÉRIC II, ROI DE PRUSSE.
À Paris, le 17 mars.

Sire, cet éternel malade répond à la fois à deux lettres de Votre Majesté, Dans votre première, vous jugez de la conduite de Catilina avec ce même esprit qui fait que vous gouvernez bien un vaste royaume, et vous parlez comme un homme qui connaît à fond les gens qui gouvernaient autrefois le monde, et que Crébillon a défigurés. Vous aimez Rhadamiste et Electre. J’ai la même passion que vous, sire ; je regarde ces deux pièces comme des ouvrages vraiment tragiques, malgré leurs défauts : malgré l’amour d’Itys et d’Iphianasse, qui gâtent et qui refroidissent un des beaux sujets de l’antiquité ; malgré l’amour d’Arsame ; malgré beaucoup de vers qui pèchent contre la langue et contre la poésie. Le tragique et le sublime l’emportent sur tous ces défauts ; et qui sait émouvoir sait tout. Il n’en est pas ainsi de la Sémiramis. Apparemment Votre Majesté ne l’a pas lue. Cette pièce tomba absolument : elle mourut dans sa naissance, et n’est jamais ressuscitée ; elle est mal écrite, mal conduite, et sans intérêt. Il me sied mal peut-être de parler ainsi, et je ne prendrais pas cette liberté s’il y avait deux avis différents sur cet ouvrage proscrit au théâtre. C’est même parce que cette Sémiramis était absolument abandonnée que j’ai osé en composer une. Je me garderais bien de faire Rhadamiste et Electre[1].

J’aurai l’honneur d’envoyer bientôt à Votre Majesté ma Sémiramis, qu’on rejoue à présent avec un succès dont je dois être très-content. Vous la trouverez très-différente de l’esquisse que j’eus l’honneur de vous envoyer il y a quelques années. J’ai tâché d’y répandre toute la terreur du théâtre des Grecs, et de changer les Français en Athéniens. Je suis venu à bout de la métamorphose, quoique avec peine. Je n’ai guère vu la terreur et la pitié, soutenues de la magnificence du spectacle, faire un plus grand effet. Sans la crainte et sans la pitié, point de tragédies. Sire, voilà pourquoi Zaïre et Alzire arrachent toujours des larmes, et sont toujours redemandées. La religion, combattue par les passions, est un ressort que j’ai employé, et c’est un des plus grands pour remuer les cœurs des hommes. Sur cent personnes il se trouve à peine un philosophe, et encore sa philosophie cède

  1. Six mois n’étaient pas écoulés (voyez la lettre 2007), et Voltaire avait commencé son Oreste, qui fut joué le 12 janvier 1750 ; vo_yez tome V, page 76.