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charmes de votre commerce. Vous êtes le seul géomètre qui, depuis que M. Saurin n’est plus[1], ayez de l’imagination. Vous joignez la saine métaphysique aux mathématiques, et, par-dessus tout cela, vous avez de la santé. Ô homme extraordinaire et heureux ! miror et invidco[2]. Je vais lire avec avidité ce que vous me faites l’honneur de m’envoyer. Si l’ouvrage est de vous, je vais y prendre des leçons ; s’il est d’un autre, je m’en rapporte à votre jugement. Adieu ; aimez un peu Voltaire.


932. — DE FRÉDÉRIC, PRINCE ROYAL DE PRUSSE,
Remusberg, 11 septembre.

Mon cher ami, un voyage assez long, assez fatigant, rempli de mille incidents, de beaucoup d’occupations, et encore plus de dissipations, m’a empêché de répondre à votre lettre du 5 d’août, que je n’ai reçue qu’à Berlin le 3 de ce mois. Il ne faut pas être moins éloquent que vous pour défendre et pour pallier, aussi bien que vous le faites, la conduite de votre ministère dans l’affaire de la Pologne. Vous rendriez un service signalé à votre patrie si vous pouviez venir à bout de convaincre l’Europe que les intentions de la France ont toujours été conformes au manifeste de l’année 1733 ; mais vous ne sauriez croire à quel point on est prévenu contre la politique gauloise ; et vous savez trop ce que c’est que la prévention.

Je me sens extrêmement flatté de l’approbation que la marquise et vous donnez à mon ouvrage[3] ; cela m’encouragera à faire mieux. Je vais vous répondre à présent sur toutes vos interrogations, charmé de ce que vous voulez m’en faire, et prêt à vous alléguer mes autorités.

Ce n’est point un badinage ; il y a du sérieux dans ce que j’ai dit du projet du maréchal de Villars, que le ministère de France vient d’adopter. Cela est si vrai qu’on en est instruit par plus d’une voix, et que ce projet redoutable intrigue plus d’une puissance. On ne verra que par la suite des temps tout ce qu’il entraînera de funeste. Ou je suis bien trompé, ou il nous préparera de ces événements qui bouleversent les empires, et qui font changer de face à l’Europe.

La comparaison que vous faites de la France à un homme riche et prudent, entouré de voisins prodigues et malheureux, est aussi heureuse qu’on en puisse trouver ; elle met très-bien en évidence la force des Français et la faiblesse des puissances qui l’environnent, elle en découvre la raison, et elle permet à l’imagination de percer par les siècles qui s’écouleront après nous, pour y voir le continuel accroissement de la monarchie française, émané d’un principe toujours constant, toujours uniforme, de cette

  1. Joseph Saurin était mort le 29 décembre 1737.
  2. Virgile, Ecl. I, 11.
  3. Les Considérations sur l’état du corps politique.