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l’envie, aux jugements inconsidérés des hommes ! Je n’ai que trop à me repentir d’avoir travaillé à autre chose qu’à mon repos. Qu’ai-je gagné par vingt ans de travail ? Rien que des ennemis. C’est là presque tout le prix qu’il faut attendre de la culture des belles-lettres : beaucoup de mépris quand on ne réussit pas, et beaucoup de haine quand on réussit. Le succès même a toujours quelque chose d’avilissant par le soin qu’on a d’encourager je ne sais quels bateleurs d’Italie à tourner le sérieux en ridicule et à gâter le goût dans le comique[1].

Personne n’était plus capable que vous de donner quelque considération à l’état charmant que vous ennoblissez tous les jours. Mais ce bel état en est-il moins décrié par les bigots, moins indifférent aux personnes de la cour ? Et répand-on moins d’opprobre sur un état qui demande des lumières, de l’éducation, des talents, sur une étude et sur un art qui n’enseigne que la morale, les bienséances et les vertus ?

J’ai toujours été indigné, pour vous et pour moi, que des travaux si difficiles et si utiles fussent payés de tant d’ingratitude ; mais à présent mon indignation est changée en découragement. Je ne réformerai point les abus du monde ; il vaut mieux y renoncer. Le public est une bête féroce ; il faut l’enchaîner ou la fuir. Je n’ai point de chaînes pour elle ; mais j’ai le secret de la retraite. J’ai trouvé la douceur du repos, le vrai bonheur. Irai-Je quitter tout cela pour être déchiré par l’abbé Desfontaines, et pour être immolé sur le théâtre des farceurs italiens à la malignité du public et aux rires de la canaille ? Je devrais plutôt vous exhorter à quitter une profession ingrate, que vous ne devriez m’encourager à m’exposer encore sur la scène. J’ajouterai à tout ce que je viens de vous dire qu’il est impossible de bien travailler dans le découragement où je suis. Il faut une ivresse d’amour-propre et d’enthousiasme : c’est un vin que j’ai cuvé, et que je n’ai plus envie de boire. Vous seule seriez capable de m’enivrer encore ; mais si vous avez toujours le saint zèle de faire des prosélytes, vous trouverez dans Paris des esprits plus propres que moi à cette vocation, plus jeunes, plus hardis, et qui auront plus de talent. Séduisante Thalie, laissez-moi ma tranquillité ! Je vous serai toujours aussi attaché que si je devais à vos soins le succès de deux pièces par an. Ne me tentez point, ne rallumez point un feu que je veux éteindre ; n’abusez point de votre pouvoir. Votre

  1. Allusion aux parodies de ses pièces, qu’on jouait alors aux Italiens et au théâtre de la Foire. (A. F.)