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nos arts excellerait dans le sien. J’étais étonné de voir en votre personne un métaphysicien si sublime et si sage, un poëte si aimable. Je ne suis point étonné que vous écriviez en grand prince, en vrai politique ; n’est-il pas juste que Votre Altesse royale fasse bien son métier ? malheur à ceux qui entendent mieux les autres professions que la leur ! Je m’en vais dire une impertinence : je crois que si ces Considératiom sur l’ètat présent de l’Europe[1] avaient été imprimées sous le nom d’un membre du parlement d’Angleterre, j’aurais reconnu Votre Altesse royale, j’aurais dit : Voilà le grand prince caché sous le grand citoyen.

Il règne dans cet ouvrage, digne de son auteur, un style qui vous décèle, et j’y vois je ne sais quel air de membre de l’empire qu’un citoyen anglais n’a guère. Un homme de la chambre des seigneurs, ou des communes, prend moins de part aux libertés germaniques. Il y a encore un petit trait de bonne philosophie leibnitzienne qui est bien votre cachet ; comme il n’y a rien, dites-vous, qui n’ait une cause suffisante de son existence, je crois que j’aurais dit à ce seul mot : Voilà mon prince philosophe, c’est lui, il n’y en a point d’autre ; mais où je vous aurais encore plus reconnu, c’est dans cette grandeur d’âme pleine d’humanité, qui est la couleur dominante de tous vos tableaux.

Mme  la marquise du Châtelet et moi nous avons relu plusieurs fois l’excellent et instructif ouvrage dont Votre Altesse royale a daigné honorer Cirey, et que d’autres yeux n’auront point le bonheur de lire. Mme  du Châtelet dit sans hésiter que c’est ce qui est sorti de vos mains de plus digne de vous. J’ose le croire aussi ; mais la plus récente de vos faveurs est toujours la plus chère, et je crains de me tromper sur le choix.

Serait-il permis à moi, chétif atome rampant dans un coin de ce monde, dont vos semblables, rois ou autres, font mouvoir les ressorts ; serait-il permis, dis-je, de demander à Votre Altesse royale quelques instructions ? Je suis de ces gens qui interrogent la Providence ; votre Providence m’a trop enhardi.

Est-ce plaisanterie ou tout de bon que Votre Altesse royale dit qu’on a suivi le projet de M. le maréchal de Villars, d’unir l’empereur avec la France ? Il me semble qu’il y a là un air de vérité qu’on démêle au milieu de la fine ironie dont cet endroit est assaisonné.

En effet, qui résisterait si l’empereur était uni avec la France et l’Espagne ? alors les Anglais et les Hollandais ne se serviraient

  1. Voyez la lettre 851, page 457.