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humaines sont des hommes qui pensent ou non. Je suspens mon jugement pour l’amour de l’humanité, et de crainte que vous ne preniez pour une médisance ce que je pourrais vous dire sur ce sujet[1].

Je m’entretiens de votre réputation avec tous ceux qui viennent ici de Hollande, et je trouve des gens qui pensent comme moi, ou je fais des prosélytes. J’ai combattu pour vous à Brunswick contre un certain Bothmer, bel esprit manqué, vif, étourdi, et qui décide de tout en dernier ressort. Ma cause a été triomphante, comme vous pouvez le croire ; et l’autre, confondu par la puissance de votre mérite, s’est avoué vaincu.

Ce sont en partie les libelles infâmes, dont vos compatriotes se piquent de vous affubler, qui préviennent le public, juge pour l’ordinaire injuste et mal instruit. Il suffit qu’un homme soit blâmé par quelqu’un qui écrit contre lui pour que les trois quarts du monde renouvellent sans cesse les accusations d’un rival. Le vulgaire n’examine jamais, et il aime à répéter tout ce que les autres ont dit contre un homme de grand nom.

Votre nation est bien ingrate et bien légère de souffrir que des médisants, des plumes inconnues, osent entreprendre de flétrir vos lauriers ? Est-ce que le nombre des grands hommes est si commun ? Serait-ce parce que vous ne donnez point de l’encensoir à travers le visage des dieux de la terre ? Quelques raisons qu’ils puissent alléguer, il n’y en aura que de mauvaises. Si Auguste eût souffert qu’on eut couvert Virgile d’opprobre, si Louis XIV eût laissé enlever à Despréaux son mérite, ils auraient été moins grands princes, et le monarque romain et le monarque français auraient peut-être été obligés de renoncer à une partie de leur réputation.

C’est une espèce de barbarie que d’obscurcir ou de laisser étouffer le génie et les grands talents. Les Français, en ne vous estimant pas assez, semblent se trouver indignes d’être les compatriotes de l’auteur de la Henriade et de tant d’autres chefs-d’œuvre. On sent trop, pour peu qu’on y fasse attention, que la plume de vos ennemis est trempée dans le fiel de l’envie. Ce ne sont point des raisons qu’ils allèguent contre vous, ce sont des traits de malignité et de méchanceté : tant il est vrai que la jalousie et l’envie sont un brouillard qui obscurcit aux yeux du jaloux le mérite de son adversaire.

M. Thieriot m’a envoyé les deux Lettres que vous avez écrites, l’une sur les ouvrages de M. Dutot[2], et l’autre[3] sur Mérope. Ce sont des chefs-d’œuvre chacune dans leur genre. Vous jugez de la poésie en Horace, et de l’art de rendre les hommes heureux en Agrippa et en Amboise.

  1. Dans les Œuvres posthumes, éditions de Berlin et de Londres, on lit : « … sur ce sujet. Je demande de vos nouvelles à tous ceux qui viennent de la Hollande : tous ceux à qui j’ai parlé m’entretiennent des libelles infâmes dont vos compatriotes vous persécutent, et de l’ingratitude de votre nation qui souffre qu’on couvre d’opprobres un homme qui fait honneur à sa patrie, et qui doit un jour rendre illustre le siècle dans lequel il a vécu. J’ai soutenu votre cause à Brunswick, etc. »
  2. Ce sont les Observations imprimées tome XXII, pages.359 et suiv.
  3. À M. le marquis Scipion Maffei. Voyez tome IV, page 179.