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la nature ; c’est de quoi tous les hommes en général nous sont un témoignage, et de quoi vous persuaderiez seul, s’il n’y avait que vous dans l’univers.

Cependant il faut se garder de juger du monde par parties ; ce sont les membres d’un tout, où l’assortiment est nécessaire. Dire, parce qu’il y a quelques hommes malfaisants, que Dieu a tout mal fait, c’est perdre de vue la totalité, c’est considérer un point dans un ouvrage de miniature, et négliger l’effet de l’ensemble. Comptons que tout ce que nous apercevons dans la nature concourt aux vues du Créateur. Si nos yeux de taupe ne peuvent apercevoir ces vues, ce défaut est dans notre nerf optique, et non pas dans l’objet que nous envisageons.

Voilà tout ce que mon imagination a pu vous fournir sur le roman de la fatalité absolue, et sur la prescience divine. Du reste, je respecte beaucoup Cicéron, protecteur de la liberté, quoique, a vrai dire, ses Tusculanes sont, de tous ses ouvrages, celui qui me convient le mieux.

Vous ennoblissez le dieu de M. Clarke d’une telle façon que je commence déjà à sentir du respect pour cette divinité. Si vous eussiez vécu du temps de Moïse, le dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob n’y aurait rien perdu, et sûrement il aurait été plus digne de nos hommages que celui que nous présente le bègue législateur des Juifs.

Je me réserve de vous parler une autre fois de votre excellent Essai[1] de physique. Cet ouvrage mérite bien d’occuper une autre lettre particulièrement destinée à ce sujet. Je remplirai également mes engagements touchant le Siècle de Louis XIV ; et je joindrai à cette lettre quelques Considérations sur l’état du corps politique de l’Europe[2], que je vous prierai cependant de ne communiquer à personne. Mon dessein était de les faire imprimer en Angleterre comme l’ouvrage d’un anonyme. Quelques raisons m’en ont fait différer l’exécution.

J’attends l’Épître sur l’Amitié[3] comme une pièce qui couronnera les autres. Je suis aussi affamé de vos ouvrages que vous êtes diligent à les composer.

Je fus tout surpris, en vérité, lorsque je vis que la marquise du Châtelet me trouvait si admirable. J’en ai cherché la raison avec Leibnitz, et je suis tenté de croire que cette grande admiration de la marquise ne vient que d’un petit grain de paresse. Elle n’est pas aussi généreuse que vous de ses moments. Je me déclare incontinent le rival de Newton, et, suivant la mode de Paris, je vais composer un libelle contre lui. Il ne dépend que de la marquise de rétablir la paix entre nous. Je cède volontiers à Newton la préférence, que l’ancienneté de connaissance et son mérite personnel lui ont acquise, et je ne demande que quelques mots écrits dans des moments perdus ; moyennant quoi je tiens quitte la marquise de toute admiration quelconque.

  1. Les Eléments de la philosophie de Newton, que Frédéric avait reçus de Hollande avant Voltaire.
  2. Ces Considérations font partie des Œuvres posthumes de Frédéric II.
  3. C’est-à-dire le quatrième Discours sur l’Homme, à la fin duquel Voltaire fait de l’Amitié un éloge digne d’elle et de lui.