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la liberté. Qu’elle soit ou qu’elle ne soit pas, les choses iront toujours le même train. Je soutiens ces sortes de choses tant que je puis, pour voir jusqu’où l’on peut pousser le raisonnement, et de quel côte se trouve le plus d’absurdités.

Il n’en est pas tout à fait de même de la raison suffisante. Tout homme qui veut être philosophe, mathématicien, politique, en un mot tout homme qui veut s’élever au-dessus du commun des autres, doit admettre la raison suffisante.

Qu’est-ce que cette raison suffisante ? C’est la cause des événements. Or tout philosophe recherche cette cause, ce principe : donc tout philosophe admet la raison suffisante. Elle est fondée sur la vérité la plus évidente de nos actions. Rien ne saurait produire un être, puisque rien n’existe pas. Il faut donc nécessairement que les êtres, ou les événements, aient une cause de leur être dans ce qui les a précédés : et cette cause on l’appelle la raison suffisante de leur existence ou de leur naissance. Il n’y a que le vulgaire qui, ne connaissant point de raison suffisante, attribue au hasard les effets dont les causes lui sont inconnues. Le hasard, en ce sens, est le synonyme de rien. C’est un être sorti du cerveau creux des poëtes, et qui, comme ces globules de savon que font les enfants, n’a aucun corps.

Vous allez boire à présent la lie de mon nectar sur le sujet de la fatalité absolue. Je crains fort que vous n’éprouviez, à l’application de mon hypothèse, ce qui m’arriva l’autre jour. J’avais lu dans je ne sais quel livre de physique, où il s’agissait du muscle céphalopharyngien. Me voilà à consulter Furetière pour en trouver l’éclaircissement. Il dit que le muscle céphalopharyngien est l’orifice de l’œsophage, nommé pharynx. Ah ! pour le coup, dis-je, me voilà devenu bien habile. Les explications sont souvent plus obscures que le texte même. Venons à la mienne.

J’avoue premièrement que les hommes ont un sentiment de liberté ; ils ont ce qu’ils appellent la puissance de déterminer leur volonté, d’opérer des mouvements, etc. Si vous appelez ces actes la liberté de l’homme, je conviens avec vous que l’homme est libre. Mais, si vous appelez liberté les raisons qui déterminent les résolutions, les causes des mouvements qu’elles opèrent, en un mot, ce qui peut influer sur ces actions, je puis prouver que l’homme n’est point libre.

Mes preuves seront tirées de l’expérience. Elles seront tirées des observations que j’ai faites sur les motifs de mes actions et sur celles des autres.

Je soutiens premièrement que tous les hommes se déterminent par des raisons tant bonnes que mauvaises (ce qui ne fait rien à mon hypothèse), et ces raisons ont pour fondement une certaine idée de bonheur ou de bien-être. D’où vient que, lorsqu’un libraire m’apporte la Henriade et les Épigrâmmes de Rousseau, d’où vient, dis-je, que je choisis la Henriade ? C’est que la Henriade est un ouvrage parfait, et dont mon esprit et mon cœur peuvent tirer un usage excellent, et que les épigrammes ordurières salissent l’imagination. C’est donc l’idée de mon avantage, de mon bien-être, qui porte ma raison à se déterminer en faveur d’un de ces ouvrages préférablement à l’autre ; c’est donc l’idée de mon bonheur qui détermine toutes