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rang parmi les Boileau, les Colbert et les Luxembourg. Je suis sûr que vous êtes de mon sentiment. Vous êtes trop honnête homme pour vouloir mettre en honneur la réputation flétrie d’un coquin méprisable ; aussi suis-je sûr que vous n’avez envisagé Machiavel que du côté du génie. Pardonnez-moi ma sincérité ; je ne la prodiguerais pas si je ne vous en croyais très-digne.

Si les histoires de l’univers avaient été écrites comme celle que vous m’avez confiée, nous serions plus instruits des mœurs de tous les siècles, et moins trompés par les historiens. Plus je vous connais, et plus je trouve que vous êtes un homme unique. Jamais je n’ai lu de plus beau style que celui de l’Histoire de Louis XIV. Je relis chaque paragraphe deux ou trois fois, tant j’en suis enchanté. Toutes les lignes portent coup ; tout est nourri de réflexions excellentes ; aucune fausse pensée, rien de puéril, et, avec cela, une impartialité parfaite. Dès que j’aurai lu tout l’ouvrage, je vous enverrai quelques petites remarques, entre autres sur les noms allemands, qui sont un peu maltraités : ce qui peut répandre de l’obscurité sur cet ouvrage, puisqu’il y a des noms qui sont si défigurés qu’il faut les deviner.

Je souhaiterais que votre plume eût composé tous les ouvrages qui sont faits et qui peuvent être de quelque instruction : ce serait le moyen de profiter et de tirer utilité de la lecture. Je m’impatiente quelquefois des inutilités, des pauvres réflexions, ou de la sécheresse qui règne dans certains livres : c’est au lecteur à digérer de pareilles lectures. Vous épargnez cette peine à vos lecteurs. Qu’un homme ait du jugement ou non, il profite également de vos ouvrages. Il ne lui faut que de la mémoire.

Il me faut de l’application et une contention d’esprit pour étudier vos Éléments de Newton ; ce qui se fera après Pâques, faisant une petite absence pour prendre

ce que vous savez,
Avec beaucoup de bienséance[1].

Je vous exposerai mes doutes avec la dernière franchise, honteux de vous mettre toujours dans le cas des Israélites, qui ne pouvaient relever les murs de Jérusalem qu’en se défendant d’une main, tandis qu’ils travaillaient de l’autre.

Avouez que mon système est insupportable ; il me l’est quelquefois à moi-même. Je cherche un objet pour fixer mon esprit, et je n’en trouve encore aucun. Si vous en savez, je vous prie de m’en indiquer qui soit exempt de toute contradiction. S’il y a quelque chose dont je puisse me persuader, c’est qu’il y a un Dieu adorable dans le ciel, et un Voltaire presque aussi estimable à Cirey.

J’envoie une petite bagatelle[2] à madame la marquise, que vous lui ferez accepter. J’espère qu’elle voudra la placer dans ses entresols, et qu’elle voudra s’en servir pour ses compositions.

  1. Ces deux vers sont de Voltaire ; voyez, tome X, page 250, l’Épître au duc de Sully.
  2. C’était une écritoire, dont Voltaire parle dans la lettre 928.