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J’ai même parlé à plusieurs personnes qui ont été dans ce temps-là à Pétersbourg, lesquelles m’ont attesté ce fait. Ce n’est point un conte su de deux ou trois personnes, c’est un fait notoire.

De ces horribles cruautés, passons à un sujet plus gai, plus riant, et plus agréable : ce sera la petite pièce qui suivra cette tragédie.

Il s’agit de la muse de Gresset, qui, à présent, est une des premières du Parnasse français. Cet aimable poëte a le don de s’exprimer avec beaucoup de facilité. Ses épithètes sont justes et nouvelles ; avec cela il a des tours qui lui sont propres ; on aime ses ouvrages, malgré leurs défauts. Il est trop peu soigné, sans contredit, et la paresse, dont il fait tant l’éloge, est la plus grande rivale de sa réputation.

Gresset a fait une ode sur l’Amour de la patrie, qui m’a plu infiniment. Elle est pleine de feu et de morceaux achevés. Vous aurez remarqué sans doute que les vers de huit syllabes réussissent mieux à ce poëte que ceux de douze.

Malgré le succès des petites pièces de Gresset, je ne crois pas qu’il réussisse jamais au théâtre français, ou dans l’épopée. Il ne suffit pas de simples bluettes d’esprit pour des pièces de si longue haleine ; il faut de la force, il faut de la vigueur et de l’esprit vif et mûr pour y réussir. Il n’est pas permis à tout le monde d’aller à Corinthe.

On copie, suivant que vous le souhaitez, la cantate de la Lecouvreur. Je l’enverrai achever[1] à Cirey. Des oreilles françaises, accoutumées à des vaudevilles et à des antiennes, ne seront guère favorables aux airs méthodiques et expressifs des Italiens. Il faudrait des musiciens en état d’exécuter cette pièce dans le goût où elle doit être jouée, sans quoi elle vous paraîtra tout aussi touchante que le rôle de Brutus récité par un acteur suisse ou autrichien.

Césarion vient d’arriver avec toutes les pièces dont vous l’avez chargé ; je vous en remercie mille fois ; je suis partagé entre l’amitié, la joie et la curiosité. Ce n’est pas une petite satisfaction que de parler à quelqu’un qui vient de Cirey ; que dis-je ? à un autre moi-même qui m’y transporte, pour ainsi dire. Je lui fais mille questions à la fois, je l’empêche même de me satisfaire ; il nous faudra quelques jours avant d’être en état de nous entendre. Je m’amuse bien mal à propos de vous parler de l’amitié, vous qui la connaissez si bien, et qui on avez si bien décrit les effets[2].

Je ne vous dis rien encore de vos ouvrages. Il me les faut lire à tête reposée pour vous en dire mon sentiment ; non que je m’ingère de les apprécier ; ce serait faire du tort à ma modestie. Je vous exposerai mes doutes, et vous confondrez mon ignorance.

Mes salutations à la sublime Émilie, et mon encens pour le divin Voltaire. Je suis avec une très-parfaite estime, monsieur, votre très-fidèlement affectionné ami,

Fédéric
  1. Échouer. (Variante des Œuvres posthumes.)
  2. Voyez, tome IX, le Temple de l’Amitié, et les douze derniers vers du quatrième Discours sur l’Homme, ouvrages que Voltaire avait envoyés à Frédéric.