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comme un Dieu sage, tout-puissant, et connaissant l’avenir, de fixer les événements qui doivent arriver dans tous les siècles qui s’écouleront. Il ne saurait donner à l’homme la liberté d’agir diamétralement à ce qu’il avait voulu[1] ; de quoi il résulte qu’on dit une contradiction lorsqu’on soutient que Dieu peut donner la liberté à l’homme.

2° L’homme pense, opère des mouvements, et agit, j’en conviens, mais d’une manière subordonnée aux inviolables lois du destin. Tout avait été prévu par la Divinité, tout avait été réglé ; mais l’homme, qui ignore l’avenir, ne s’aperçoit pas que, en semblant agir indépendamment, toutes ses actions tendent à remplir les décrets de la Providence.

On voit la Liberté, cette esclave si fière,
Par d’invisible nœuds dans ces lieux prisonnière :
Sous un joug inconnu, que rien ne peut briser,
Dieu sait l’assujettir sans la tyranniser.

(Henriade, ch. VIII, v. 289.)

3° Je vous avoue que j’ai été ébloui par le début de votre troisième objection. J’avoue qu’un dieu trompeur, issu de mon propre système, me surprit ; mais il faut examiner si ce dieu nous trompe autant qu’on veut bien le faire croire.

Ce n’est point l’Être infiniment sage, infiniment conséquent qui en impose à ses créatures par une liberté feinte qu’il semble leur avoir donnée. Il ne leur dit point : Vous êtes libres, vous pouvez agir selon votre volonté ; mais il a trouvé à propos de cacher à leurs yeux les ressorts qui les font agir. Il ne s’agit point ici du ministère des passions, qui est une voie entièrement ouverte à notre sujétion ; au contraire, il ne s’agit que des motifs qui déterminent notre volonté. C’est une idée d’un bonheur que nous nous figurons, ou d’un avantage qui nous flatte, et dont la représentation sert de règle à tous les actes de notre volonté. Par exemple, un voleur ne déroberait point s’il ne se figurait un état heureux dans la possession du bien qu’il veut ravir ; un avare n’amasserait pas trésor sur trésor, s’il ne se représentait pas un bonheur idéal dans l’entassement de toutes ses richesses ; un soldat n’exposerait point sa vie, s’il ne trouvait sa félicité dans l’idée de la gloire et de la réputation qu’il peut acquérir ; d’autres, dans l’avancement ; d’autres, dans des récompenses qu’ils attendent ; en un mot, tous les hommes ne se gouvernent que par les idées qu’ils ont de leur avantage et de leur bien-être.

4° Je crois d’ailleurs que j’ai suffisamment développé la contradiction qui se trouve dans le système du franc arbitre tant par rapport aux perfections de Dieu que relativement à ce que l’expérience nous confirme. Vous conviendrez donc avec moi que les moindres actions de la vie découlent d’un principe certain, d’une idée de bonheur qui nous frappe ; et c’est ce qu’on appelle motifs raisonnables, qui sont, selon moi, les cordes et les

  1. La liberté d’agir d’une manière diamétralement opposée à ce qu’il a une fois voulu. (Variante des Œuvres posthumes.)