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du monde ; de quoi on ne disconvenait pas. Après quoi il pria quelqu’un qui chantait très-bien on français, et qui s’en acquitta à merveille, de faire les honneurs de Lulli. Il est certain que, si on avait jugé de ces deux musiques différentes sur cet échantillon, on n’aurait pu que rejeter le goût italien ; et, au fond, je crois qu’on aurait mal jugé.

La métaphysique ne serait-elle pas entre mes mains ce que cette ariette italienne était dans la bouche de ce cavalier qui n’y entendait pas grand’chose ? Quoi qu’il en soit, j’ai votre gloire trop à cœur pour vous céder gain de cause sans plus faire de résistance. Vous aurez l’honneur d’avoir vaincu un adversaire intrépide, et qui se servira de toutes les défenses qui lui restent et de tout son magasin d’arguments avant que de battre la chamade.

Je me suis aperçu que la différence dans la manière d’argumenter nous éloignait le plus dans les systèmes que nous soutenons. Vous argumentez a posteriori, et moi a priori : ainsi, pour nous conduire avec plus d’ordre, et pour éviter toute confusion dans les profondes ténèbres métaphysiques dont il faut nous débrouiller, je crois qu’il serait bon de commencer par établir un principe certain ; ce sera le pôle avec lequel notre boussole s’orientera ; ce sera le centre où toutes les lignes de mon raisonnement doivent aboutir.

Je fonde tout ce que j’ai à vous dire sur la providence, sur la sagesse et sur la prescience de Dieu. Ou Dieu est sage, ou il ne l’est pas. S’il est sage, il ne doit rien laisser au hasard ; il doit se proposer un but, une fin en tout ce qu’il fait ; si Dieu est sans sagesse, ce n’est plus un dieu, c’est un être sans raison, un aveugle hasard, un assemblage contradictoire d’attributs qui ne peuvent exister réellement. Il faut donc que nécessairement la sagesse, la prévoyance et la prescience soient des attributs de Dieu : ce qui prouve suffisamment que Dieu voit les effets dans leurs causes, et que, comme infiniment puissant, sa volonté s’accorde avec tout ce qu’il prévoit. Remarquez en passant que ceci détruit les contingents futurs, car l’avenir ne peut point avoir d’incertitude à l’égard de Dieu tout-puissant, qui veut tout ce qu’il peut, et qui peut tout ce qu’il veut.

Vous trouverez bon à présent que je réponde aux objections que vous venez de me faire. Je suivrai l’ordre que vous avez tenu, afin que, par ce parallèle, la vérité en devienne plus palpable.

1o La liberté[1] de l’homme, telle que vous la définissez, ne saurait avoir, selon mon principe, une raison suffisante : car, comme cette liberté ne pouvait venir uniquement que de Dieu, je vais vous prouver que cela même implique contradiction, et qu’ainsi c’est une chose impossible. Dieu ne peut changer l’essence des choses : car, comme il lui est impossible de donner à un triangle, en tant que triangle, un carré[2] ; de faire que le passé n’ait pas été, aussi peu saurait-il changer sa propre essence. Or il est de son essence,

  1. Voyez plus haut, lettre 819, les onze objections auxquelles celles-ci répondent.
  2. De donner quatre côtés à un triangle, en tant que triangle, et comme il lui est impossible de faire que le passé, etc. (Variante des Œuvres posthumes.)