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Enfin pour attaquer la liberté dans ses derniers retranchements, comment est-ce qu’un homme peut se déterminer à un choix ou à une action, si les événements ne lui en fournissent l’occasion ? Et ces événements, qui est-ce qui les dirige ? Ce ne peut être le hasard, puisque le hasard est un mot vide de sens. Ce ne peut donc être que Dieu. Si donc Dieu dirige les événements selon sa volonté, il dirige aussi et gouverne nécessairement les hommes ; et c’est ce principe qui est la base et comme le fondement de la providence divine, et qui me fait concevoir la plus haute, la plus noble et la plus magnifique idée qu’une créature aussi bornée que l’homme peut se former d’un Être aussi immense que l’est le Créateur. Ce principe me fait connaître en Dieu un Être infiniment grand et sage, n’étant point absorbé dans les plus grandes choses, et ne s’avilissant point dans les plus petits détails. Quelle immensité n’est pas celle d’un Dieu qui embrasse généralement toutes choses, et dont la sagesse a préparé, dès le commencement du monde, ce qu’il a exécuté à la fin des temps ! Je ne prétends pas cependant mesurer les mystères de Dieu selon la faiblesse des conceptions humaines : je porte ma vue aussi loin que je puis ; mais, si quelques objets m’echappent, je ne prétends pas renoncer ; à ceux que mes yeux me font apercevoir clairement.

Peut-être qu’un préjugé, qu’une prévention, que la flatteuse pensée de suivre une opinion particulière m’aveugle. Peut-être que j’avilis trop les hommes ; cela se peut, je n’en disconviens pas. Mais si le roi de France était en compromis avec le roi d’Yvetot, je suis sûr que tout homme sensé reconnaîtrait la puissance du roi Louis XV supérieure à l’autre. À plus forte raison devons-nous nous déclarer pour la puissance de Dieu, qui ne peut en aucune façon entrer en ligne de comparaison avec ces êtres fugitifs que le temps produit, dont le sort se joue, et que le temps détruit après une durée courte et passagère.

Lorsque vous parlez de la vertu, on voit que vous êtes en pays de connaissance ; vous parlez en maître de cette matière, dont vous connaissez la théorie et la pratique ; en un mot, il vous est facile de discourir savamment de vous-même. Il est certain que les vertus n’ont lieu que relativement à la société. Le principe primitif de la vertu est l’intérêt (que cela ne vous effraye point), puisqu’il est évident que les hommes se détruiraient les uns les autres sans l’intervention des vertus. La nature produit naturellement des voleurs, des envieux, des faussaires, des meurtriers ; ils couvrent toute la face de la terre ; et, sans les lois qui répriment le vice, chaque individu s’abandonnerait à l’instinct de la nature, et ne penserait qu’à soi. Pour réunir tous ces intérêts particuliers, il fallait trouver un tempérament pour les contenter tous ; et l’on convint que l’on ne se déroberait point réciproquement son bien, qu’on n’attenterait point à la vie de ses semblables, et qu’on se prêterait mutuellement à tout ce qui pourrait contribuer au bien commun.

Il y a des mortels heureux, de ces âmes bien nées qui aiment la vertu pour l’amour d’elle-même ; leur cœur est sensible au plaisir qu’il y a de bien faire. Il vous importe peu de savoir que l’intérêt ou le bien de la société demande que vous soyez vertueux. Le Créateur vous a heureusement formé