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Il se peut qu’Alexandre n’ait été qu’un brigand fameux ; Quinte-Curce a cependant trouvé le moyen, soit pour abuser de la crédulité des peuples, soit pour étaler l’élégance de son style de le faire passer, dans l’esprit de tous les siècles, pour un des plus grands hommes que jamais la terre ait portés. Combien d’exemples ne fournissent pas les historiens d’une prédilection marquée pour la gloire de certains princes ! Mais s’ils ont donné des exemples de leur bienveillance, l’histoire nous en fournit aussi de leur haine et de leur noirceur. Rappelez-vous les différents caractères attribués à Julien, surnommé l’Apostat. La haine, la fureur, la rage de vos saints évêques, l’ont défiguré de façon qu’à peine ses traits sont reconnaissables dans les portraits que leur malignité en a faits. Des siècles entiers ont eu ce prince en horreur : tant le témoignage de ces imposteurs a fait impression sur les esprits ! Enfin, un sage est venu qui, s’apercevant de l’artifice des moines historiens, rend ses vertus à l’empereur Julien, et confond la calonmie des Pères de votre Église.

Toutes les actions des hommes sont sujettes à des interprétations différentes. On peut répandre du venin sur les bonnes, et donner aux mauvaises un tour qui les rende excusables et même louables ; et c’est la partialité ou l’impartialité de l’historien qui décide le jugement du public et de la postérité.

Je vous remets entre les mains tout ce que j’ai pu amasser de plus curieux sur l’histoire que vous m’avez demandée : ces mémoires contiennent des faits aussi rares qu’inconnus, ce qui fait que je puis me flatter de vous avoir fourni une pièce que vous n’auriez pu avoir sans moi ; et j’aurai le même mérite, relativement à votre ouvrage, que celui qui fournit de bons matériaux à un architecte fameux[1].

Ayez la bonté de remettre cette Épitre[2] à l’incomparable Émilie. J’ai consacré ma muse en travaillant pour elle. Je lui demande une critique sévère pour récompense de mes peines ; et si j’ai eu la témérité de m’élever trop haut, ma chute ne peut être que glorieuse, semblable à ces illustres malheureux que leurs sottises ont rendus célèbres. J’ajoute à tout ceci quelques autres enfants de mon loisir, que je vous prierai de corriger avec une exactitude didactique.

Donnez-moi, je vous prie, de vos nouvelles, et répondez-moi par le porteur de cette lettre. Il y a plus d’un mois que je n’ai reçu de lettres de Cirey. N’alarmez pas mon amitié en vain par les craintes où je suis pour votre santé. Dites-moi, du moins : Je vis, je respire. Vous me devez ces petits soins plus qu’à personne, puisque peu de personnes peuvent avoir pour vous autant d’estime que j’en ai, et que, quand même on aurait toute cette

  1. De bons matériaux pour l’érection d’un élégant édifice, construit par quelque architecte fameux. (Variante des Œuvres posthumes.)
  2. Je n’ai trouvé cette épître à Émilie ni dans les Œuvres primitives de Frédéric, ni dans ses Œuvres posthumes. Ce fut Voltaire qui fit la réponse. (B.) — C’est (voyez tome X) l’Épître qui commence ainsi :
    Un peu philosophe et bergère.