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commun ; et cela, joint à tant de talents et de grâce, fait en tout une personne si respectable qu’il était impossible de ne pas mettre tout son bonheur et toute sa gloire à l’épouser. Que leur bonheur soit public, mon cher ami, et que mes compliments soient bien secrets, je vous en conjure. Je souhaite qu’on se souvienne de moi dans votre Temple des Muses ; je veux être oublié partout ailleurs.

Je viens de lire les paroles de Castor et Pollux. Ce poëme est plein de diamants brillants ; cela étincelle de pensées et d’expressions fortes. Il y manque quelque petite chose que nous sentons bien tous, et que l’auteur sent aussi ; mais c’est un ouvrage qui doit faire grand honneur à son esprit. Je n’en sais pas le succès : il dépend de la musique, et des fêtes, et des acteurs. Je souhaiterais de voir cet opéra avec vous, d’en embrasser les auteurs, de souper avec eux et avec vous, mon cher ami, si je pouvais souhaiter quelque chose ; mais mon petit paradis terrestre me retiendra jusqu’à ce que quelque diable m’en chasse.

Vous savez peut-être que le seul vrai prince qu’il y ait en Europe nous a envoyé dans notre Éden un petit ambassadeur, qu’il qualifie de son ami intime, et qui mérite ce titre. Les autres rois n’ont que des courtisans, mais notre prince n’aura que des amis. Nous avons reçu celui-ci comme Adam et Eve reçoivent l’ange dans le Paradis de Milton ; à cela près qu’il a fait meilleure chère, et qu’il a eu des fêtes plus galantes. Notre prince devient tous les jours plus étonnant ; c’est un prodige de talents et de vraie vertu. Je crains qu’il ne meure. Les hommes ne sont pas faits pour être gouvernés par un tel homme ; ils ne méritent pas d’être heureux.

Il m’envoie quelquefois de gros paquets qui sont six mois en route, et qui probablement arriveraient plus tôt s’ils passaient par vos mains. Je voudrais bien que vous fussiez notre unique correspondant. Je me flatte que dans peu il me sera permis d’écrire librement à mes amis. Le nombre ne sera pas grand, et vous serez toujours à la tête.

Vous devriez bien aller voir mes nièces, qui ont perdu leur père[1]. Vous me ferez grand plaisir de leur parler de leur oncle le solitaire (sans témoins s’entend). Il y a là une nièce aînée[2] qui est une élève de Rameau, et qui a l’esprit aimable. Je vou-

  1. Pierre-François Mignot, marié, vers 1709, à Marie Arouet, sœur de Voltaire.
  2. Louise Mignot, connue sous le nom de Mme  Denis.