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loin de m’être utile, me serait nuisible. Il en est de même des sens de l’ouïe et de l’odorat. Je n’ai et ne puis avoir ces sensations plus ou moins fortes (toutes choses d’ailleurs égales) que suivant que les corps sonores ou odoriférants sont plus ou moins près de moi. Ainsi Dieu ne m’a point trompé en me faisant voir ce qui est éloigné de moi d’une grandeur proportionnée à sa distance. Mais si je croyais être libre, et que je ne le fusse point, il faudrait que Dieu m’eût créé exprès pour me tromper : car nos actions nous paraissent libres, précisément de la même manière qu’elles nous le paraîtraient si nous l’étions véritablement.

Il ne reste donc à ceux qui soutiennent la négative qu’une simple possibilité que nous soyons faits de manière que nous soyons toujours invinciblement trompés sur notre liberté ; encore cette possibilité n’est-elle fondée que sur une absurdité, puisqu’il ne résulterait, de cette illusion perpétuelle que Dieu nous ferait, qu’une façon d’agir dans l’Être suprême indigne de sa sagesse infinie.

Qu’on ne dise pas qu’il est indigne d’un philosophe de recourir ici à ce Dieu : car ce Dieu étant une fois prouvé, comme il l’est invinciblement, il est certain qu’il est l’auteur de ma liberté si je suis libre, et qu’il est l’auteur de mon erreur si, ayant fait de moi un être purement passif, il m’a donné le sentiment irrésistible d’une liberté qu’il m’a refusée.

Ce sentiment intérieur que nous avons de notre liberté est si fort qu’il ne faudrait pas moins, pour nous en faire douter, qu’une démonstration qui nous prouvât qu’il implique contradiction que nous soyons libres. Or certainement il n’y a point de telles démonstrations.

Joignez à toutes ces raisons qui détruisent les objections des fatalistes, qu’ils sont obligés eux-mêmes de démentir à tout moment leur opinion par leur conduite : car on aura beau faire les raisonnements les plus spécieux contre notre liberté, nous nous conduirons toujours comme si nous étions libres ; tant le sentiment intérieur de notre liberté est profondément gravé dans notre âme, et tant il a, malgré nos préjugés, d’influence sur nos actions !

Forcées dans ce retranchement, les personnes qui nient la liberté continuent, et disent : Tout ce dont ce sentiment intérieur, dont vous faites tant de bruit, nous assure, c’est que les mouvements de notre corps et les pensées de notre esprit obéissent à notre volonté ; mais cette volonté elle-même est toujours déterminée nécessairement par les choses que notre enten-