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de m’instruire, vous attire ces importunités. D’ailleurs, le ciel vous a doué de trop de talents pour les cacher ; vous devez éclairer le genre humain ; vous n’êtes point avare de vos connaissances, et je suis votre ami.

Mon correspondant russien[1] n’a pu encore me donner des nouvelles de ce que vous souhaitez savoir. J’espère cependant vous satisfaire dans peu.

Certes, les prêtres ne vous choisiront pas pour leur panégyriste. Vos réflexions sur le pouvoir des ecclésiastiques sont très-justes, et, de plus, appuyées par le témoignage irrévocable de l’histoire. Leur ambition ne viendrait-elle pas de ce qu’on leur interdit le chemin à tout autre vice ?

Les hommes se sont forgé un fantôme bizarre d’austérité et de vertu ; ils veulent que les prêtres, ce peuple moitié imposteur et moitié superstitieux, adoptent ce caractère. Il ne leur est pas permis d’aimer ouvertement les filles et le vin, mais l’ambition ne leur est pas interdite. Or l’ambition traîne seule après elle des crimes et des désordres affreux.

Il me souvient du singe de la reine Cléopâtre, auquel on avait très-bien appris à danser ; quelqu’un s’avisa de lui jeter des noix, et le singe, oubliant ses habits, la danse, et le rôle qu’il jouait, se jeta sur les noix. Un prêtre fait le personnage vertueux tant que son intérêt le comporte ; mais, à la moindre occasion, la nature perce bientôt le nuage, et les crimes et les méchancetés qu’il couvrait des apparences de la vertu paraissent alors à découvert. Il est étonnant que la monarchie ecclésiastique soit établie sur des fondements si peu solides.

L’autorité des prêtres du paganisme venait de leurs oracles trompeurs, de leurs sacrifices ridicules, et de leur impertinente mythologie. C’était un conte bien grave que celui de Daphné changée en laurier ; des vierges enceintes par Jupiter, et qui accouchaient de dieux ; un Jupiter dieu qui quitte le ciel, son tonnerre, et sa foudre, pour venir sur la terre, sous la figure d’un taureau, enlever Europe ; la résurrection d’Orphée, qui triomphe des enfers ; et enfin une infinité d’autres absurdités et de contes puérils, tout au plus capables d’amuser les enfants. Mais les hommes, charmés du merveilleux, ont de tout temps donné dans ces chimères, et révéré ceux qui en étaient les défenseurs. Ne serait-il pas permis de disputer la raison aux hommes, après leur avoir prouvé qu’ils sont si peu raisonnables ?

Votre philosophie me charme. Sans doute, monsieur, tout doit tendre au bonheur des hommes. À quoi sert, en effet, de savoir combien de temps vit une puce, si les rayons du soleil entrent profondément dans la mer, et de rechercher si les huîtres ont une âme ou non ?

La gaieté nous rend des dieux ; l’austérité, des diables. Cette austérité est une espèce d’avarice qui prive les hommes d’un bonheur dont ils pourraient jouir.

Tantale dans un fleuve a soif et ne peut boire[2].

Sans doute que la nature, se repentant d’avoir fait un être trop heureux dans ce monde, vous a assujetti à tant d’infirmités. Votre fièvre m’inquiète

  1. Suhm.
  2. Desmarets : Défense du poëme héroïque, dialogue iii.