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nouvelle édition de vos Œuvres. Je m’intéresse trop à votre gloire pour n’être pas instruit, des premiers, de vos nouveaux succès.

Selon la description que vous me faites de la vue de Cirey, je crois ne voir que la description et l’histoire de ma retraite. Remusberg est un petit Cirey, monsieur, à cela près qu’il n’y a ni de Voltaire ni de Mme du Châtelet chez nous.

Voici encore une petite ode assez mal tournée et assez insipide : c’est l’Apologe des bontés de Dieu. C’est le fruit de mon loisir, que je n’ai pu m’empécher de vous envoyer. Si ce n’est abuser de ces moments précieux dont vous savez faire un usage si merveilleux, pourrai-je vous prier de la corriger ? J’ai le malheur d’aimer les vers et d’en faire souvent de très-mauvais. Ce qui devrait m’en dégoûter, et rebuterait toute personne raisonnable, est justement l’aiguillon qui m’anime le plus. Je me dis : Petil malheureux, tu n’as pu réussir jusqu’à présent ; courage, reprenons le rabot et la lime, et derechef mettons-nous à l’ouvrage. Par cette inflexibilité, je crois me rendre Apollon plus favorable.

Une aimâble personne[1] m’inspira, dans la fleur de mes jeunes ans, deux passions à la fois ; vous jugez bien que l’une fut l’amour et l’autre la poésie. Ce petit miracle de la nature, avec toutes les grâces possibles, avait du goût et de la délicatesse. Elle voulut me les communiquer. Je réussis assez en amour, mais mal en poésie. Depuis ce temps j’ai été amoureux assez souvent, et toujours poëte.

Si vous savez quelque secret pour guérir les hommes de cette manie, vous ferez vraiment œuvre chrétienne de me le communiquer ; sinon je vous condamne à m’enseigner les règles de cet art enchanteur que vous avez embelli, et qui, à son tour, vous fait tant d’honneur.

Nous autres princes, nous avons tous l’âme intéressée, et nous ne faisons jamais de connaissances que nous n’ayons quelques vues particulières, qui regardent directement notre profit.

Que Césarion est heureux ! il doit avoir passé des moments délicieux à Cirey. Quels plaisirs surpassent en effet ceux de l’esprit ? J’ai fait des efforts d’imagination surprenants pour l’accompagner ; mais ni mon imagination n’est assez vive, ni mon esprit assez délié pour l’avoir pu suivre. Contentez-vous, monsieur, de mes efforts, tandis qu’il me suffira d’avoir conversé avec vous par le ministère de mon ami. Je suis ravi des bontés que Mme du Châtelet témoigne à Césarion. Ce serait un titre pour estimer encore davantage cette dame, si c’était une chose possible.

La sagesse de Salomon eût été bien récompensée si la reine de Saba eût ressemblé à celle de Cirey. Pour moi, qui n’ai l’honneur d’être ni sage, ni Salomon, je me trouve toujours fort honoré de l’amitié d’une personne aussi accomplie que madame la marquise. J’ai lieu de croire que sa vue me ferait naître des idées un peu différentes de ce que le vulgaire nomme sagesse. Je me flatte que, comme vous avez la satisfaction de connaître de plus près cette divinité, vous vous sentirez quelque indulgence pour mes

  1. Mme de Wrecch.