Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome34.djvu/300

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

facile, a fait assez fleurir les arts sous son règne. Ce prince aimait la grandeur et la magnificence ; il était libéral jusqu’à la profusion. Épris de toutes les louanges qu’on prodiguait à Louis XIV, il crut qu’en choisissant ce prince pour modèle, il ne pouvait pas manquer d’être loué à son tour. Dans peu on vit la cour de Berlin devenir le singe de celle de Versailles ; on imitait tout : cérémonial, harangues, pas mesurés, mots comptés, grands mousquetaires, etc., etc. Souffrez que je vous épargne l’ennui d’un pareil détail.

La reine Charlotte, épouse de Fedéric, était une princesse qui, avec tous les dons de la nature, avait reçu une excellente éducation. Elle était fille du duc de Lunebourg, depuis électeur de Hanovre. Cette princesse avait connu particulièrement Leibnitz à la cour de son père. Ce savant lui avait enseigné les principes de la philosophie, et surtout de la métaphysique. La reine considérait beaucoup Leibnitz ; elle était en commerce de lettres avec lui, ce qui lui fit faire de fréquents voyages à Berlin. Ce philosophe aimait naturellement toutes les sciences ; aussi les possédait-il toutes. M. de Fontenelle, en parlant de lui[1], dit très-spirituellement qu’en le décomposant on trouverait assez de matière pour former beaucoup d’autres savants. L’attachement de Leibnitz pour les sciences ne lui faisait jamais perdre de vue le soin de les établir. Il conçut le dessein de former à Berlin une académie sur le modèle de celle de Paris, en y apportant cependant quelques légers changements. Il fit ouverture de son dessein à la reine, qui en fut charmée, et lui promit de l’assister de tout son crédit.

On parla un peu de Louis XIV ; les astronomes assurèrent qu’ils découvriraient une infinité d’étoiles dont le roi serait indubitablement le parrain ; les botanistes et les médecins lui consacreraient leurs talents, etc. Qui aurait pu résister à tant de genres de persuasion ? Aussi en vit-on les effets. En moins de rien, l’observatoire fut élevé, le théâtre de l’anatomie ouvert, et l’Académie, toute formée, eut Leibnitz pour son directeur. Tant que la reine vécut, l’Académie se soutint assez bien ; mais, après sa mort, il n’en fut pas de même. Le roi son époux la suivit de près. D’autres temps, d’autres soins. À présent les arts dépérissent, et je vois, les larmes aux yeux, le savoir fuir de chez nous, et l’ignorance, d’un air arrogant, et la barbarie des mœurs, s’en approprier la place :

Du laurier d’Apollon, dans nos stériles champs,
La feuille négligée est désormais flétrie :
Dieu  ! pourquoi mon pays n’est-il plus la patrie
Et de la gloire et des talents ?

Je crois avoir porté un jugement juste sur l’Enfant prodigue. Il s’y trouve des vers que j’ai d’abord reconnus pour les vôtres ; mais il y en a d’autres qui m’ont paru plutôt l’ouvrage d’un écolier[2] que d’un maître.

Nous avons l’obligation aux Français d’avoir fait revivre les sciences[3].

  1. Fontenelle, Eloge de Leibnitz.
  2. Frédéric avait reçu, par Thieriot, une détestable copie de l’Enfant prodigue.
  3. Les sciences chez eux. (œuvres posthumes, édit. de Berlin et de Londres.)