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Je voudrais que vous fussiez le précepteur des princes, que vous leur apprissiez à être hommes, à avoir des cœurs tendres, que vous leur fissiez connaitre le véritable prix des grandeurs, et le devoir qui les oblige à contribuer au bonheur des humains.

Mon pauvre Césarion a eté arrêté tout court par la goutte. Il s’en est défait du mieux qu’il a pu, et s’est mis en chemin pour Cirey. C’est à vous de juger s’il ne mérite pas toute l’amitié que j’ai pour lui.

En prenant congé de mon petit ami, je lui ai dit : Songez que vous allez au paradis terrestre, à un endroit mille fois plus délicieux que l’Ile de Calipso ; que la déesse de ces lieux ne le cède en rien à la beauté de l’enchanteresse de Télémaque ; que vous trouverez en elle tous les agréments de l’esprit, si préférables à ceux du corps ; que cette merveille occupe son loisir par la recherche de la vérité. C’est là que vous verrez l’esprit humain dans son dernier degré de perfection, la sagesse sans austérité, entourée des tendres Amours et des Ris. Vous y verrez d’un côté le sublime Voltaire, et de l’autre l’aimable auteur du Mondain ; celui qui sait s’élever au-dessus de Newton, et qui, sans s’avilir, sait chanter Phyllis[1]. De quelle façon, mon cher Césarion, pourra-t-on vous faire abandonner un séjour si plein de charmes ? Que les liens d’une vieille amitié seront faibles contre tant d’appas !

Je remets mes intérêts entre vos mains ; c’est à vous, monsieur, de me rendre mon ami. Il est peut-être l’unique mortel digne de devenir citoyen de Cirey ; mais souvenez-vous que c’est tout mon bien, et que ce serait une injustice criante de me le ravir.

J’espère que mon petit ambassadeur reviendra chargé de la toison d’or, c’est-à-dire de votre Pucelle et de tant d’autres pièces à moitié promises, mais encore plus impatiemment attendues. Vous savez que j’ai un goût déterminé pour vos ouvrages ; il y aurait plus que de la cruauté à me les refuser.

Il me semble que la dépravation du goût n’est pas si générale en France que vous le croyez. Les Français connaissent encore un Apollon à Cirey, des Fontenelle, des Crébillon, des Rollin, pour la clarté et la beauté du style Historique ; des d’Olivet pour les traductions, des Bernard et des Gresset, dont les muses naturelles et polies peuvent très-bien remplacer les Chaulieu et les La Fare.

Si Gresset pèche quelquefois contre l’exactitude, il est excusable par le feu qui l’emporte ; plein de ses pensées, il néglige les mots. Que la nature fait peu d’ouvrages accomplis ! et qu’on voit peu de Voltaires ! J’ai pensé oublier M. de Réaumur, qui, en qualité de physicien, est en grande réputation chez vous[2]. Voilà ce qui me parait la quintessence de vos grands hommes. Les autres auteurs ne me paraissent pas fort dignes d’attention, les belles-lettres ne sont plus récompensées comme elles l’étaient du temps de Louis le Grand. Ce prince, quoique peu instruit, se faisait une affaire sérieuse de protéger ceux dont il attendait son immortalité. Il aimait la gloire, et c’est à

  1. Phyllis devenue marquise. (Œuvres posthumes, édit. de Berlin et de Londres.)
  2. Chez nous. (Ibid.)