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correspondance.

Tout ce que je sais, c’est que, soit que la matière soit éternelle (ce qui est bien incompréhensible), soit qu’elle ait été créée dans le temps (ce qui est sujet à de grands embarras), soit que notre âme périsse avec nous, soit qu’elle jouisse de l’immortalité, on ne peut dans ces incertitudes prendre un parti plus sage, plus digne de vous, que celui que vous prenez de donner à votre âme, périssable ou non, toutes les vertus, tous les plaisirs, et toutes les instructions dont elle est capable, de vivre en prince, en homme, et en sage, d’être heureux, et de rendre les autres heureux.

Je vous regarde comme un présent que le ciel a fait à la terre. J’admire qu’à votre âge le goût des plaisirs ne vous ait point emporté, et je vous félicite infiniment que la philosophie vous laisse le goût des plaisirs. Nous ne sommes point nés uniquement pour lire Platon et Leibnitz, pour mesurer des courbes, et pour arranger des faits dans notre tête ; nous sommes nés avec un cœur qu’il faut remplir, avec des passions qu’il faut satisfaire sans en être maîtrisés.

Que je suis charmé de votre morale, monseigneur ! Que mon cœur se sent né pour être le sujet du vôtre ! J’éprouve trop de satisfaction de penser en tout comme vous.

Votre Altesse royale me fait l’honneur de me dire, dans sa dernière lettres[1], qu’elle regarde le feu czar comme le plus grand homme du dernier siècle ; et cette estime que vous avez pour lui ne vous aveugle pas sur ses cruautés. Il a été un grand prince, un législateur, un fondateur ; mais si la politique lui doit tant, quels reproches l’humanité n’a-t-elle pas à lui faire ! On admire en lui le roi ; mais on ne peut aimer l’homme. Continuez, monseigneur, et vous serez admiré et aimé du monde entier.

Un des plus grands biens que vous ferez aux hommes, ce sera de fouler aux pieds la superstition et le fanatisme ; de ne pas permettre qu’un homme en robe persécute d’autres hommes qui ne pensent pas comme lui. Il est très-certain que les philosophes ne troubleront jamais les États. Pourquoi donc troubler les philosophes ? Qu’importait à la Hollande que Bayle eût raison ? Pourquoi faut-il que Jurieu, ce ministre fanatique, ait eu le crédit de faire arracher à Bayle sa petite fortune ? Les philosophes ne demandent que de la tranquillité ; ils ne veulent que vivre en paix sous le gouvernement établi, et il n’y a pas un théologien qui ne voulût être le maître de l’État. Est-il possible que des

  1. Voyez la lettre du 6 mars, n° 726.