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talents à savoir manier le pinceau, a tiré ce portrait. Il sait qu’il travaille pour vous, et que vous êtes connaisseur : c’est un aiguillon qui suffit pour l’animer à se surpasser. Un de mes intimes amis, le baron de Keyserlingk[1], ou Césarion, vous rendra mon effigie. Il sera à Cirey vers la fin du mois prochain. Vous jugerez, en le voyant, s’il ne mérite pas l’estime de tout honnête homme. Je vous prie, monsieur, de vous confier à lui. Il est chargé de vous presser vivement au sujet de la Pucelle, de la Philosophie de Newton, de l’Histoire de Louis XIV, et de tout ce qu’il pourra vous extorquer.

Comment répondre à vos vers, à moins d’être né poëte ? Je ne suis pas assez aveuglé sur moi-même pour imaginer que j’aie le talent de la versification. Écrire dans une langue étrangère, y composer des vers, et, qui pis est, se voir désavoué d’Apollon, c’en est trop.

Je rime pour rimer ; mais est-ce être poëte
Que de savoir marquer le repos dans un vers ;
Et, se sentant pressé d’une ardeur indiscrète,
Aller psalmodier sur des sujets divers ?
Mais lorsque je te vois t’élever dans les airs.
Et d’un vol assuré prendre l’essor rapide,
Je crois, dans ce moment, que Voltaire me guide ;
Mais non : Icare tombe, et périt dans les mers.

En vérité, nous autres poètes nous promettons beaucoup et tenons peu. Dans le moment même que je fais amende honorable de tous les mauvais vers que je vous ai adressés, je tombe dans la même faute. Que Berlin devienne Athènes, j’en accepte l’augure ; pourvu qu’elle soit capable d’attirer M. de Voltaire, elle ne pourra manquer de devenir une des villes les plus célèbres de l’Europe.

Je me rends, monsieur, à vos raisons. Vous justifiez vos vers à merveille. Les Romains ont eu des bottes de foin en guise d’étendards. Vous m’éclairez, vous m’instruisez ; vous savez me faire tirer profit de mon ignorance même.

Par quoi mon régiment a-t-il pu exciter votre curiosité ? Je voudrais qu’il fût connu par sa bravoure, et non par sa beauté. Ce n’est pas par un vain appareil de pompe et de magnificence, par un éclat extérieur qu’un régiment doit briller. Les troupes avec lesquelles Alexandre assujettit la Grèce, et conquit la plus grande partie de l’Asie, étaient conditionnées bien différemment. Le fer faisait leur unique parure. Ils étaient, par une longue et pénible habitude, endurcis aux travaux ; ils savaient endurer la faim, la soif, et tous les maux qu’entraîne après soi l’àpreté d’une longue guerre. Une rigoureuse et rigide discipline les unissait intimement ensemble, les faisait tous concourir à un même but, et les rendait propres à exécuter avec promptitude et vigueur les desseins les plus vastes de leurs généraux.

Quant aux premiers temps de l’histoire romaine, je me suis vu engagé à soutenir sa vérité ; et cela par un motif qui vous surprendra. Pour vous

  1. À qui est adressée la lettre 771.