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Je vous prie de lire celle leltret d´Amsterdam et la copie de l’écrit qu’elle contient. Je crois qu’il est bon que ce nouveau crime de Rousseau soit public. Peut-être ceux qu’il anime à me persécuter en France rougiront-ils de prendre son parti, et imiteronl ceux qu’il avait séduits en Hollande, qui sont tous revenus à moi, et m’aiment autant qu’ils le détestent.

Vous n’ignorez peut-être pas qu’en dernier lieu ce scélérat, croyant aplanir son retour en France, a fait imprimer contre le vieux Saurin[1] les calomnies les plus atroces. Nous savez que c’est lui qui écrivait et qui faisait écrire que j’étais venu prêcher l’athéisme en Hollande, que j’avais soutenu une thèse d’athéisme, à Leyde, contre M. S’Gravesande, qu’on m’avait chassé de l’Université, etc. Vous êtes instruit de la lettre de M. S’Gravesande, dans laquelle cette indigne et absurde calomnie est si pleinement confondue ; l’original est entre les mains de M. de Richelieu ; je ne sais quel usage il en a fait, ni même s’il en doit faire usage. Je souhaiterais fort pourtant que M. de Maurepas en fût informé : ne pourrait-il pas, dans l’occasion, en parler au cardinal[2], et ne dois-je pas le souhaiter ?

Je vous avoue que si l’amitié, plus forte que les autres sentiments, ne m’avait pas rappelé, j’aurais bien volontiers passé le reste de mes jours dans un pays où, du moins, mes ennemis ne peuvent me nuire, et où le caprice, la superstition, et l’autorîté d’un ministre, ne sont point à craindre. Un homme de lettres doit vivre dans un pays libre, ou se résoudre à mener la vie d’un esclave craintif, que d’autres esclaves jaloux accusent sans cesse auprès du maître. Je n’ai à attendre en France que des persécutions ; ce sera là toute ma récompense. Je m’y verrais avec horreur, si la tendresse et toutes les grandes qualités de la personne qui m’y retient ne me faisaient oublier que j’y suis. Je sens que je serai toujours la victime du premier calomniateur. Hérault est celui qui m’a le plus nui auprès du cardinal. Faut-il qu’un homme qui pense comme moi ait à craindre un homme comme Hérault ! Eh ! qui me répondra que, m’ayant desservi avec malice, il ne me poursuive pas avec acharnement ? J’ai beau me cacher dans l’obscurité, j’ai beau n’écrire à personne, on saura où je suis, et mon obstination à me cacher rendra peut-être encore ma retraite coupable. Enfin je vis dans une crainte

  1. Joseph Saurin, encore vivant au moment où Voltaire écrivait ; voyez tome XIV, page 133.
  2. Fleury.