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avec le Socrate. Le. sieur Thieriot aurait pu retirer le paquet à la poste plus tôt ; mais M. Chambrier le retira, et, croyant que c’était votre portrait, il voulait, comme de raison, le garder. Émilie est au désespoir que ce ne soit que Socrate. Monseigneur, le palais de Cirey s’est flatté d’être orné de l’image du seul prince que nous comptions sur la terre. Émilie l’attent ; elle le mérite, et vous êtes juste.

Le sieur Thieriot a encore cru que j’allais en Prusse. L’éclat de vos bontés pour moi l´a persuadé à beaucoup de monde. On inséra cette nouvelle dans les gazettes, il y a presque un mois[1]. Mais, monseigneur, la pénétration de votre esprit vous aura fait deviner mon caractère ; je suis sûr que vous m’aurez rendu la justice d’être persuadé que j’ai la plus extrême envie de vous faire ma cour, mais que je n’ai eu nullement le dessein d’y aller. Je suis incapable de faire une telle démarche sans des ordres précis.

La cour du roi votre père et votre personne, monseigneur, doivent attirer des étrangers : mais un homme de lettres qui vous est attaché ne doit pas aller sans ordre.

Je ne comptais pas assurément sortir de Cirey, il y a un mois[2]. Mme du Châtelet, dont l’âme est faite sur le modèle de la vôtre, et qui a sûrement avec vous une harmonie préétablie, devait me retenir dans sa cour, que je préfère, sans hésiter, à celle de tous les rois de la terre, et comme ami, et comme philosophe, et comme homme libre ; car

Fuge suspicari
Cujus octavum trepidavit ætas
Claudere lustrum.

(Hor., liv. II, od. iv, v. 22.)

Un orage m’a arraché de cette retraite heureuse : la calomnie m’a été chercher jusque dans Cirey. Je suis persécuté depuis que j’ai fait la Henriade. Croiriez-vous qu’on m’a reproché plus d’une fois d’avoir peint la Saint-Barthélémy avec des couleurs trop odieuses ? On m’a appelé athée, parce que je dis que les hommes ne sont point nés pour se détruire. Enfin la tempête a redoublé, et je suis parti par les conseils de mes meilleurs amis. J’avais

  1. Le 24 Décembre 1736, dans la Gazette de Hollande. (Cl.)
  2. Voltaire dut quitter Cirey le 22 ou le 23 décembre 1736, dit M. Clogenson, qui date cette lettre de la fin de Janvier. Je crois qu’il ne faut pas prendre à la lettre les expressions de Il y a presque un mois, et il y a un mois employées par Voltaire. (B.)