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710. — DE FREDERIC, PRINCE ROYAL DE PRUSSE.
Berlin, Janvier

Non, monsieur[1], je ne vous ; ai pas envoyé mon portrait ; une pareille idée ne m’est jamais venue dans l’esprit. Mon portrait n’est ni assez beau ni assez, rare pour vous être envoyé. Un malentendu a donné lieu à cette méprise. Je vous ai envoyé, monsieur, une bagatelle pour marque de mon estime : un buste de Socrate en guise de pommeau sur une canne ; et la façon dont cette canne a été roulée, à la manière dont on roule les tableaux, aura donné lieu à cette erreur. Ce buste, de toutes façons, était plus digne de vous être envoyé que mon portrait : c’est l’image du plus grand homme de l’antiquité, d’un philosophe qui a fait la gloire des païens, et qui, jusqu’à nos jours, est l’objet de la jalousie et de l’envie des chrétiens. Socrate fut calomnié ; eh ! quel grand homme ne lest pas ? Son esprit, amateur de la vérité, revit en vous. Ainsi vous seul méritez de conserver le buste de ce philosophe. J’espère, monsieur, que vous voudrez bien le conserver.

Mme la marquise du Châtelet me fait bien de l’honneur de vouloir bien s’intéresser pour mon soi-disant portrait. Elle serait capable de me donner meilleure opinion de moi que je n’en ai jamais eu et que je n’en devrais avoir. Ce serait à moi de désirer le sien. Je vous avoue que les charmes de son esprit m’ont fait oublier sa matière.Vous trouverez peut-être que c’est penser trop philosophiquement à mon âge, mais vous pourriez vous tromper. L’éloignement de l’objet, et l’impossibilité de le posséder, peuvent y avoir autant de part que la philosophie. Elle ne doit pas nous rendre insensibles, ni empêcher d’avoir le cœur tendre ; elle ferait, en ce cas, plus de mal que de bien aux hommes.

Il semble en effet que quelque démon familier se soit abouché avec tous les gazetiers de Hollande pour leur faire écrire unanimement que vous m’êtes venu voir. J’en ai été informé par la voix publique, ce qui me fit d’abord douter de la vérité du fait. Je me dis que vous ne vous serviriez pas des gazetiers pour annoncer votre voyage, et qu’en cas que vous me fissiez le plaisir de venir en ce pays-ci, j’en aurais des nouvelles plus intimes. Le public me croit plus heureux que je ne le suis. Je me tue de le détromper. Je me sens d’ailleurs fort obligé au gazetier d’effectuer en idée ce qu’il juge très-bien qui peut m’être infiniment agréable.

Quoique vous n’ayez en aucune manière besoin de vous perfectionner, par de nouvelles études, dans la connaissance des sciences, je crois que la conversation du fameux M. S’Gravesande pourra vous être fort agréable. Il doit posséder la philosophie de Newton dans la dernière perfection. M. Boerhaave ne vous sera pas d’un moindre secours pour le consulter sur l’état de

  1. L´édition des Œuvres posthumes de Frédéric, Berlin. 1788, et celle de Londres, 1789, donnent à cette lettre la date du lO Janvier, et portent. : « Monsieur, non, je ne vous ai point envoyé, etc. » Les éditions des mêmes Œuvres, Amsterdam (Liége), 1789, et (Bâle) sans nom de ville. 1789, sont conformes aux éditions de Kehl. (B.)