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672. — À MADEMOISELLE QUINAULT.
À Cirey, ce 20 … 1736.

Je reçois, adorable Thalie, votre lettre du 25. Vous avez bien raison de dire que, si vous étiez à Cirey, vous me feriez faire une tragédie en six semaines. Vous me feriez faire assurément tout ce que vous voudriez ; mais, tant que vous n’y serez pas, le théâtre a bien la mine d’être sacrifié à ces malheureuses mathématiques, à ces vérités arides qui sont sans agrément, et qui ne peuvent être embellies par vous.

Je suis toujours le très-humble serviteur des goûts des personnes avec qui je vis. On aime ici la philosophie de Newton, et je me suis mis à l’aimer. Je calcule, je combine, je cherche à comprendre ce que les autres ont découvert ; il y a bien loin de là à une comédie et à une tragédie. Ne comptez point sur moi cet hiver. Laissons passer les plus pressés : ce sera l’hiver prochain que je me mettrai sous votre coulevrine. Je rassemblerai tout ce qui peut me rester de force pour mériter encore une fois vos soins. Je vous enverrai un plan bien détaillé dans deux ou trois mois, un peu de prose, un peu de vers, de grandes marges surtout, que vous remplirez, s’il vous plaît, de ces remarques pour lesquelles j’ai tant de foi. Hélas ! que ne vous ai-je plus tôt connue ! Je vaudrais bien mieux que je ne vaux.

Vous moquez-vous de réciter des rôles faits par nous autres ! Une seule de vos lettres est bien mieux écrite que tout ce que nous vous faisons dire. La différence est que nous nous donnons la torture pour avoir de l’esprit, et qu’il ne vous en coûte rien. Je le dis encore, quand vous voudrez qu’une pièce réussisse, composez votre rôle vous-même.

Vous aurez donc la bonté de m’envoyer le manuscrit par M. de Pont-de-Veyle, qui le fera contresigner : je vous aurai une nouvelle obligation.

Que vous avez bien fait de refuser la pièce tout net, et de mentir pour le bien de la chose ! Le mensonge est vertu ici, comme vous savez bien.

Autre belle action de reculer la représentation à la cour. Il faut faire venir la cour chez vous. Adieu, adorable Thalie, adieu. Je vous demande toujours très-humblement pardon de la Croupillac ; mais, quelque rôle que je vous eusse donné, il eût fallu toujours en être honteux. Adieu. Vous ne m’aimez que pour votre théâtre, et moi, je vous aime pour vous, comme de raison.