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529. — Á MM. LES COMÉDIENS FRANÇAIS[1].
Novembre.

Je ne sais, messieurs, si vous avez lu une tragédie[2] que j’avais composée, il y a deux ans, et dont je lus même chez moi les premières scènes à M. Dufresne[3]. Je n’aurais jamais osé la présenter au théâtre. La singularité du sujet, la défiance où je dois toujours être sur mes faibles ouvrages, et le nombre de mes ennemis, m’avaient fait prendre le parti de ne la jamais exposer au public.

J’ai appris que M. Lefranc[4], s’étant fait rendre compte, il y a un an, du sujet de ma pièce, en a depuis composé une à peu près sur le même plan, et qu’il s’est hâté de vous la lire. Vous sentez bien, messieurs, que tout le mérite de ce sujet consiste dans la peinture des mœurs américaines, opposée au portrait des mœurs européanes : du moins c’est là mon seul avantage. Je ne doute pas que M. Lefranc, qui a au-dessus de moi des talents de l’esprit, et l’imagination que donne la jeunesse, n’ait embelli son ouvrage par des ressources qui m’ont manqué ; mais il arriverait que, si sa pièce était jouée la première, la mienne ne paraîtrait plus qu’une copie de la sienne ; au lieu que, si sa tragédie n’est jouée qu’après, elle se soutiendra toujours par ses propres beautés. Je n’aurais jamais travaillé sur un plan choisi par M. Lefranc. La considération et l’estime que j’ai pour lui m’en auraient empêché, autant que la crainte de me trouver son rival.

Il s’est dispensé d’un égard que j’aurais eu. Au reste, messieurs, soyez persuadés que, si je crains de passer après lui, c’est uniquement parce que ma pièce ne soutiendrait pas la comparaison avec la sienne. Votre intérêt s’accorde, en cela, avec le plaisir du public, qui applaudira toujours à M. Lefranc, en quelque temps que son ouvrage paraisse ; et la justice exige que celui qui a inventé le sujet passe avant celui qui l’a embelli. Je n’aurai que la préférence dangereuse et passagère d’être exposé le premier à la censure du public.

J’ai l’honneur d’être, avec l’estime que j’ai pour ceux qui

  1. Cette lettre a été imprimée dès 1736, dans le Pour et Contre, n° cvii, tome VIII, page 38.
  2. Alzire.
  3. Voyez la note sur la lettre 257.
  4. J.-J. Lefranc de Pompignan ; voyez la note tome XXIV, page 111.