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485 – Á M. THIERIOT,
à paris
Lunéville, le 12 juin.

Oui, je vous injurierai jusqu’à ce que je vous aie guéri de votre paresse. Je ne vous reproche point de souper tous les soirs avec M. de La Popelinière ; je vous reproche de borner là toutes vos pensées et toutes vos espérances. Vous vivez comme si l’homme avait été créé uniquement pour souper, et vous n’avez d’existence que depuis dix heures du soir jusqu’à deux heures après minuit. Il n’y a soupeur qui se couche, ni hégueule qui se lève plus tard que vous. Vous restez dans votre trou jusqu’à l’heure des spectacles, à dissiper les fumées du souper de la veille : ainsi vous n’avez pas un moment pour penser à vous et à vos amis. Cela fait qu’une lettre à écrire devient un fardeau pour vous. Vous êtes un mois entier à répondre, et vous avez encore la honte de vous faire illusion au point d’imaginer que vous serez capable d’un emploi, et de faire quelque fortune, vous qui n’êtes pas capable seulement de vous faire, dans votre cahinet, une occupation suivie, et qui n’avez jamais pu prendre sur vous d’écrire régulièrement à vos amis, même dans les affaires intéressantes pour vous et pour eux. Vous me rabâchez de seigneurs et de dames les plus titrés[1] ; qu’est-ce que cela veut dire ? Vous avez passé votre jeunesse, vous deviendrez bientôt vieux et infirme : voilà à quoi il faut que vous songiez. Il faut vous préparer une arrière-saison tranquille, heureuse, indépendante. Que deviendrez-vous quand vous serez malade et abandonné ? Sera-ce une consolation pour vous de dire : J’ai bu du vin de Champagne autrefois en bonne compagnie ? Songez qu’une bouteille qui a été fêtée, quand elle était pleine d’eau des Barbades, est jetée dans un coin dès qu’elle est cassée, et qu’elle reste en morceaux dans la poussière ; que voilà ce qui arrive à tous ceux qui n’ont songé qu’à être admis à quelques soupers, et que la fin d’un vieil inutile, infirme, est une chose bien pitoyable. Si cela ne vous donne pas un peu de courage, et ne vous excite pas à secouer l’engourdissement dans lequel vous laissez votre âme, rien ne vous guérira. Si je vous aimais moins, je vous plaisanterais sur

  1. Le vaniteux Thieriot écrivit un jour (en 1739) à Voltaire : « J’étais enfermé avec un évêque et un ministre étranger, quand Mme  de Champbonin est venue pour me voir. »